La
légende des perroquets
I.
Le Bonheur et le Phénix.
Les
étoiles se dérobent derrière les nuages. La neige tombe. Le ciel en
habit noir et la terre en robe blanche se regardent tristement: ils
semblent revenir d'un bal, où ils n'ont cessé de bâiller.
Quel
est donc ce petit homme, qui, malgré le froid, trottine dans les rues
à cette heure avancée de la nuit?
Ses
yeux sont vifs, ses joues pleines, ses lèvres épaisses. Vêtu de
rose de la tête aux pieds, il secoue à chaque pas les flocons de
neige qui s'amoncellent sur son dos.
S'il
ne se hâte pas de rentrer au logis, il attrapera un rhume.
Hélas!
pour rentrer au logis, il lui faudrait en avoir un. Il cherche un
asile, et n'en trouve pas.
Le
voilà qui s'arrête devant une porte. Il se baisse, ramasse sur le
seuil deux plumes, pousse un soupir, et continue son chemin. L'une de
ces plumes est rouge, l'autre est dorée.
«
Le Phénix a passé par ici, se dit-il. On ne m'ouvrira pas. »
Il
s'arrête devant une seconde porte, ramasse une seconde paire de
plumes, pousse un second soupir, et continue son chemin.
Les
portes, les paires de plumes, les soupirs se succèdent.
«
Le Phénix a passé par ici, se dit toujours le petit homme. On ne
m'ouvrira pas.»
Que
l'humanité est sotte! Elle aime mieux recevoir son ennemi que son ami.
Nul
ne m'accusera de calomnier l'humanité, quand j'aurai nommé le petit
homme et démasqué le Phénix.
Le
petit homme s'appelle le Bonheur. Ses poches sont pleines de gaieté,
d'éclats de rire, de chansons et de baisers, qu'il offre, enveloppés
dans des prospectus, à tous ceux qu'il rencontre. Sur ces prospectus
sont imprimés de belles maximes, de sages préceptes, l'éloge de la
vertu.
Le
Phénix est un oiseau qui, par la taille et par les formes, s'approche
fort de l'aigle. Comme ce dernier, il a de grandes serres toujours
prêtes à saisir
une
proie. Son plumage est rouge et doré. Ne croyez pas que le hasard a
présidé au choix de ces couleurs. Le Phénix a des plumes rouges,
parce qu'il est le symbole de l'ambition. Il a des plumes dorées,
parce qu'il est aussi le symbole de l'intérêt. Il promet tan- tôt
des honneurs, tantôt des richesses aux humains qui consentent a
suivre ses perfides conseils. Les uns vendent leur pays, et deviennent
des traîtres; les autres dépouillent leur prochain, et deviennent
des voleurs.
Allant
de porte en porte, puis de ville en ville, enfin de contrée en
contrée, le Bonheur arrive au bord de la mer, sans avoir trouvé une
maison dans laquelle il ait osé entrer. Il ôte ses souliers et ses
bas, et se met à marcher sur l'onde salée.
Le
Bonheur est si léger que ce phénomène s'explique aisément.
Il
marche donc sur l'onde salée. Après une longue traversée, il
atteint l'îîe de Psittacie.
II.
L'île de Psittacie.
Située
dans l'océan Indien, non loin du tropique du Capricorne, cette île
est si petite que les géographes ont négligé de l'indiquer sur les
mappemondes. Il se peut même qu'ils en ignorent l'existence.
Sa
superficie est de cinq ou de six hectares, et jamais pied humain n'en
a foulé le sol. Le Bonheur est le premier qui la visite; encore
n'a-t-il de l'homme que l'aspect. Dieu le créa à notre image, pour
nous prouver qu'il était bien des nôtres. Vous avez vu dans le
chapitre précédent le cas que nous faisons de la créature de Dieu.
L'île
de Psittacie est coupée en deux par une rivière, qui sépare un
champ de maïs d'un bois de palmiers, de cafiers, de goyaviers et de
cacaoyers. Entre ces arbres poussent des tamariniers, des bananiers et
des jujubiers.
Le
Bonheur aperçoit, perchés sur les branches, des perroquets et des
perruches de toutes les espèces. Ce sont d'ailleurs les seuls êtres
vivants que renferme l'île. À son approche, ils ne prennent pas la
fuite;
au contraire, ils voltigent autour de lui, afin de l'examiner.
Les
gros s'abattent à ses pieds; les moyens se posent sur ses épaules,
les petits sur ses doigts.
Caressés
les uns après les autres, ils cèdent la place à une nouvelle troupe,
de sorte qu'en très peu de temps le Bonheur se lie avec tous les
insulaires.
Cette
cérémonie terminée, il tire de sa poche une serpette enchantée,
qui peut fendre la pierre. Puis, au bord de la rivière, il se bâtit
une cabane, qu'il couvre d'une coquette toiture en paille de maïs.
Cette
cabane a une porte et une fenêtre. La porte ne se ferme qu'au loquet.
La fenêtre manque de vitres. Mais les voleurs et le froid ne sont pas
à craindre dans l'île de Psittacie.
Le
Bonheur se réjouit d'avoir trouvé un endroit si paisible et des
compagnons si bienveillants. Comme il ne connaît pas l'oisiveté, il
se met à cultiver la terre.
Avant
son arrivée les perroquets mangeaient le maïs, lorsque les gousses
jaunissaient. Les grains, qui tombaient sur le sol, produisaient la
récolte suivante. Par conséquent,
il se perdait beaucoup de terre et beaucoup de grains.
Le
Bonheur cueille le maïs, dès qu'il est mûr. Il en fait deux parts:
l'une destinée aux provisions, l'autre aux semailles.
Chaque
jour, il verse dans de larges coquilles une portion de la première
part, que les oiseaux viennent manger.
Avec
un morceau de bois très dur, il construit une charrue. Il laboure le
champ, et l'ensemence. Il trace des allées dans le bois, taille les
branches mortes, arrache les lianes qui étouffent les jeunes pousses;
et, grâce à ses soins, les récoltes sont abondantes, les arbres
plient sous le poids des fruits.
Les
perroquets se voient désormais à l'abri de la disette. Ils
comprennent que le Bonheur est avec eux.
Moins
sots que les hommes, ils s'efforcent de lui témoigner leur
reconnaissance.
Pour
qu'il ne s'ennuie pas dans leur île, et qu'il ne songe jamais à là
quitter, ils lui offrent autant de distractions qu'ils peuvent. Tous
les jours, ce sont des courses dans les airs, des parties de
cligne-musette dans les arbres, des carrousels, où les
bagues qu'il faut enlever et les têtes de Turc qu'il faut renverser
sont remplacées par des bananes et des noix de coco.
Le
Bonheur ne regrette pas les hommes. Il convient qu'il n'est sur terre
d'êtres plus aimables que les perroquets.
III.
L'alarme.
Un
matin, le Bonheur, en prenant son bain, aperçoit un point noir à
l'horizon.
O
perroquets, maudissez ce point noir, qui sera cause de toutes vos
infortunes! Vous n'avez pas échappé au regard perçant du Phénix.
Les
ailes déployées, cette abominable bête se dirige vers la Psittacie.
Elle
est jalouse de celui qui a élu domicile dans votre îlot, et l'en
veut déloger au plus vite.
Dès
qu'il a reconnu son ennemi, le Bonheur sort de l'eau, s'habille à la
hâte, et rassemble les perroquets. S'exprimant dans leur langue
naturelle, il leur dit:
«
Gardez-vous, mes amis, d'écouter l'oiseau qui va s'abattre au milieu
de vous. Il chantera lés honneurs et les richesses. Il blâmera vos
coutumes rustiques, vos moeurs simples, votre vie tranquille. Si vous
ne vous bouchez pas les oreilles, il jettera le trouble dans vos
esprits, naïfs; et, sous la chaleur de son éloquence, toutes vos
vertus se fondront comme du beurre dans une poêle. Alors vous perdrez
le Bonheur, qui ne saurait demeurer avec les méchants.
—
Nous t'aimons trop, répondent les perroquets, pour ne pas repousser
cet oiseau. S'il s'arrête dans l'île, nous le plumerons proprement.
»
Un
peu rassuré, le Bonheur rentre chez lui, tandis que ses amis se
préparent à livrer bataille au Phénix.
Les
cacatois dressent leur huppe blanche, jaune ou rose avec des allures
de conquérants. C'est l'état-major.
Les
aras bleus, verts ou rouges, aiguisent leur formidable bec contre les
cailloux. C'est la grosse cavalerie.
Les
perruches se cachent dans le feuillage, comptant tomber à
l'improviste sur l'ennemi. C'est la cavalerie légère.
Les
inséparables parcourent l'île dans tous les sens, et appellent aux
armes les retardataires. Ce sont les estafettes.
Les
perroquets verts et les perroquets gris, que le commun des mortels
désigne sous le nom d'amazones et de jacquots, forment un bataillon
carré. C'est l'infanterie.
Les
loris, dont les membres sont délicats, mais qui en revanche, ont des
voix à enrichir un directeur d'Opéra, se réunissent sur une
branche, et se mettent à siffler des airs guerriers. C'est la musique
du régiment.
Chacun,
selon ses moyens, se dispose à tenir la promesse qu'il a faite au
Bonheur.
Pendant
ce temps, le Phénix s'est approché. L'armée distingue bientôt son
beau plumage, où l'or et le rouge se marient agréablement.
Soudain,
le même cri sort de mille gosiers, et parvient jusqu'au Bonheur, qui
tressaille; car c'est un cri d'admiration et non un cri de victoire.
Le
Phénix a produit sur les perroquets son effet habituel.
Les
aras cessent d'aiguiser leur bec.
Les
perruches sortent du feuillage.
Les
inséparables perdent l'usage de leurs ailes.
Le
bataillon carré des amazones et des jacquots se déforme.
Les
loris se taisent.
Seuls,
les cacatois conservent leur maintien belliqueux, par la bonne raison
que chez eux la huppe dressée exprime la satisfaction comme le mécontentement.
Le
Phénix descend à terre; et les perroquets, le sourire au bec, lui
font une humble révérence. Puis, voulant regarder de plus près cet
oiseau superbe, ils se poussent, se bousculent, se renversent et
s'écrasent.
Les
uns ont la queue arrachée, les autres un oeil poché. Le nombre des
entorses est incalculable.
Dès
que le calme est rétabli, le Phénix prononce le discours suivant:
«
Mesdames et Messieurs, point ne suis-je de ces vulgaires charlatans,
qui vendent d'affreuses drogues; aux badauds assez crédules pour
ajouter foi à leur boniment. Je viens à vous sans tambour ni
trompette. Je ne suis pas accompagné d'un singe, dont les grimaces
attirent la foule. Je ne me fais pas suivre d'un orgue de Barbarie,
dont les accords enchanteurs éveillent l'attention des passants.
Piètres moyens de séduction, les singes et les orgues sont indignes
de la lâche que je me suis imposée. Vous croyez peut-être que je
vais vous offrir du savon à dégraisser les bardes, de la poudre à
nettoyer l'argenterie, des crayons en mine de plomb. Vous croyez
peut-être que je me pro- pose d'extirper vos dents gâtées. Si
telles étaient mes intentions, vous auriez le droit de me traiter
d'imbécile; car il est évident que vos bardes n'ont pas besoin
d'être dégraissées, ni votre argenterie d'être nettoyée, ni vos
dents d'être extirpées. Quant aux crayons, vous en ignorez l'usage.
Ah! Mesdames et Messieurs, j'ai mis la griffe sur votre plaie. Vous
ignorez non seulement l'usage des crayons, mais en outre tous les
bienfaits de la civilisation. Grands et petits, vous végétez dans
une ignorance crasse. Cependant il existe des individus, dont la vie
s'écoule au milieu des fêtes et des plaisirs, du luxe et de la joie,
de la gloire et de l'opulence. Je fus leur professeur. C'est à votre
tour maintenant d'être mes élèves. »
Bien
qu'ils ne saisissent pas toutes les subtilités de ce discours, les
perroquets y répondent par des battements d'ailes frénétiques. Le
plumage de l'orateur les éblouit, son regard les fascine, sa voix les
étourdit: ils ne sont plus maîtres de leurs facultés
intellectuelles.
IV
La métamorphose.
Après
avoir repris haleine, le Phénix fait un tableau séduisant de la vie
humaine.
De
la description d'une table chargée de mets savoureux il passe à
celle d'un lit, où les membres fatigués trouvent un repos salutaire.
Il
ne parle pas de la croûte de pain dont le pauvre est obligé de se
contenter, ni des pierres qui servent d'oreiller aux gens qui couchent
à la belle étoile.
Il
affirme que les rues sont pavées de lingots d'or, et que les conseils
municipaux se chargent de les repaver, dès qu'elles sont dépavées.
Il affirme que les honneurs voltigent autour de nous comme les
papillons autour des fleurs, et qu'ils viennent d'eux-mêmes se poser
sur nos boutonnières.
Il
ne parle pas des pères qui se tuent pour ne pas entendre leurs
enfants crier la faim, ni des ambitieux qu'une jaunisse emporte, parce
que leurs confrères sont décorés avant eux.
La
vie humaine a deux faces: l'une qui rit, l'autre qui pleure. Le
Phénix ne montre que la première.
Les
perroquets le supplient de les métamorphoser en hommes.
Le
Phénix y consent. Il a lu le Grimoire, et sait des paroles magiques
dont la vertu est de modifier, à la volonté de celui qui les
prononce, la forme de celui qui les écoute.
Sous
l'influence de ces paroles magiques, les perroquets grandissent.
Leurs
plumes tombent. Leur tête se couvre de cheveux. Leurs ailes
deviennent des bras, leurs ailerons des mains, et leurs pattes des
pieds. Leur bec se divise en trois parties qui se changent, la
supérieureen nez, la médiane en bouche, l'inférieure en menton. Ils
parlent.
Ce
sont maintenant des hommes.
Les
personnes méticuleuses pourraient leur reprocher quelques
défectuosités. Leurs cheveux conservent encore la raideur des
plumes.
Leur
taille est épaisse et leur démarche lourde.
Leurs
bras et leurs jambes sont trop courts. Ils ont le menton en galoche et
le nez de Polichinelle. Il leur
manque un doigt de pied; et leur voix de fausset leur interdit
les sons graves.
Néanmoins,
ce sont des hommes.
Ainsi
métamorphosés, ils ne se reconnaissent plus, et sont contraints de
se nommer à voix haute.
«
Je suis, dit l'un, le cacatois nasique, qui se promène tous les
matins au bord de la rivière.
—
Moi, dit l'autre, je suis la perruche à collier rose, qui par
maladresse a fait une omelette de sa dernière couvée. »
Peu
à peu l'on finit par se retrouver. Le mari rejoint sa femme. Les
enfants rejoignent leurs parents. Quant aux célibataires, ils
s'amusent à donner de faux renseignements, afin que la confusion se
prolonge.
Naturellement
le Phénix a été oublié.
Lorsqu'on
songe à lui, il a disparu. Toutes les recherches sont vaines.
On
va chercher le Bonheur, avec l'intention de lui demander si, par
hasard, il n'a pas vu le Phénix. Mais le Bonheur semble dormir
profondément, et l'on n'ose pas le réveiller.
«
Son sommeil, se dit-on, est la preuve évidente qu'il n'a pas vu le
Phénix. »
Quand
il est seul, le Bonheur ouvre les paupières, se lève, se frotte les
mains d'un air satisfait, et jette un coup d'oeil furlif sous une
botte de paille, qui recouvre un corps inanimé.
Ce
corps inanimé est celui du Phénix.
Le
Bonheur a pensé que le laisser vivre serait la perte certaine de ses
amis. Faisant violence à son doux caractère et profitant du trouble
qui régnait dans l'île, il s'est emparé du plus méchant des
oiseaux, et l'a étranglé sans pitié.
Hélas
! la mort dé l'auteur du mal n'empêche pas son oeuvre d'avoir une
suite: tuer le serpent qui vous a mordu n'est pas un moyen d'arrêter
le venin qui coule dans vos veines.
D'abord,
les insulaires décrètent que leur nom primitif est incompatible avec
leur nouvelle forme. Comme ils habitent la Psittacie, désormais ils
s'appelleront Psittaciens.
Puis,
il leur faut entrer en relations avec leurs semblables et ne pas
imiter les ours, qui sont des êtres peu sociables. Ils construisent
trois radeaux. Sur chacun de ces radeaux doit monter une ambassade
composée de cinq membres, que le sort choisira. En outre, on chargera
les radeaux de provisions de bouche.
Quand
tout est prêt pour le départ, les Psiltaciens souhaitent bonne
traversée et prompt retour aux voyageurs, qui s'embarquent, et que
les courants entraînent dans des directions différentes.
V
Le retour des ambassades.
Une
année s'écoule, et l'on attend toujours les absents.
Le
Bonheur croit déjà qu'ils ont oublié leurs compatriotes; il n'en
est pas fâché.
Bientôt
à sa joie succède la tristesse: deux bateaux ont été signalés.
Ces
bateaux, qui ramènent chacun une ambassade, sont un yacht et une
jonque.
Le
yacht a quitté l'Angleterre avec un chargement de bêches, de pioches,
de fourchettes, de couteaux, de pence, de schellings, de tonnes de
bière, de bestiaux et de volailles.
La
jonque a quitté la Chine avec un chargement de cimeterres, de
brouettes à voiles, de pals, de moulins à prière, de petits bâtons
pour manger, de sapèques, de taëls (!), de grains d'opium et de
chiens comestibles.
Une
moitié des Psittaciens entoure l'ambassade qui revient d'Angleterre.
De
questions en questions cette moitié apprend que l'on doit être
gouverné par un roi ou par une reine; que l'homme qui rend un service
éclatant à l'État est anobli ainsi que tous ses descendants; que la
politesse exige que l'on se découvre la tête en présence d'un
supérieur; que la droite est la place d'honneur; que les livres se
lisent en commençant par la gauche; que les points cardinaux sont au
nombre de quatre; que l'aiguille aimantée indique le pôle nord; que
dans les écoles les enfants sont forcés d'étudier leurs leçons à
voix basse et de les réciter chacun à son tour; que l'on traite de
paresseux celui qui lait du tapage; que l'on mange la soupe au début
du repas et les fruits à la fin ; que le noir est la couleur de deuil
; que le plus beau jour de la vie est le jour du mariage.
Pendant
ce temps, la seconde moitié des Psittaciens entoure l'ambassade qui
revient de Chine.
De
questions en questions cette moitié apprend que l'on doit être
gouverné par un empereur; que l'homme qui rend un service éclatant
à l'Etat est anobli ainsi que tous ses ancêtres; que la politesse
exige que l'on ait la tête couverte en présence d'un supérieur; que
la gauche est la place d'honneur; que les livres se lisent en
commençant par la droite; que les points cardinaux sont au nombre de
cinq; que l'aiguille aimantée indique le pôle sud; que dans les
écoles les enfants sont forcés d'étudier leurs leçons à voix
haute et de les réciter tous ensemble; que l'on traite de paresseux
celui qui garde le silence; que l'on mange les fruits au début du
repas et la soupe à la fin, que le blanc est la couleur de deuil; que
le plus beau jour de la vie en est le dernier.
Comme
il était aisé de le prévoir, la discorde ne tarde pas à
s'implanter dans l'île.
Les
Psittaciens imbus des usages anglais veulent un roi ou une reine. Afin
de démontrer que la royauté est la meilleure forme de gouvernement,
ils fondent un journal, que les Psittaciens imbus des usages chinois
ne comprennent pas, parce qu'ils le lisent en commençant par la
droite.
Ceux-ci
veulent un empereur. Afin de démontrer que l'empire est la meilleure
forme de gouvernement, ils fondent un journal, que les Psittaciens
imbus des usages anglais ne comprennent pas, parce qu'ils le lisent en
commençant par la gauche.
Les
professeurs, qui exigent le silence dans leur classe n'ont que des
élèves bruyants; les professeurs, qui exigent le bruit n'ont que des
élèves silencieux.
Au
sujet du nombre des points cardinaux on se provoque en duel.
On
se gifle à propos de l'aiguille aimantée.
Des
aubergistes s'établissent.
Les
Psittaciens qui ont adopté là cuisine chinoise brûlent les auberges
où l'on mange des beefsteaks. du roastbeef, des oies rôties, des
pommes de terre bouillies, des pickles, du plumpudding, et où l'on
boit de la bière.
Les
Psittaciens qui ont adopté la cuisine anglaise brûlent les auberges
où l'on mange du fromage de
Mongolie, des fricassées de racine de ging-seng, des gelées
de nids d'hirondelle à l'essence de citron, des nageoires de requin
bouillies, et où l'on fume de l'opium.
Dans
le bois, les partisans de la droite comme place d'honneur assassinent
les partisans de la gauche.
Dans
le champ, il se livre une bataille rangée, pour savoir si la mort est
un événement plus heureux que le mariage.
Le
feu dévore les arbres. Le sang rougit la rivière.
Tout
à coup l'on aperçoit une gondole.
Cette
gondole amène la troisième ambassade, qui revient de Venise.
Les
Psittaciens se rassemblent sur le rivage.
Tous
pleurent des parents victimes delà guerre civile. En signe de deuil
les uns sont vêtus de noir, les autres de blanc.
Aussitôt
débarquée, l'ambassade leur demande pourquoi ils portent ces
couleurs.
L'ambassade
leur demande pourquoi ils portent ces couleurs.
«
Les impériaux ont tué mon neveu, répond un noir.
—
Les royalistes ont tué mon oncle, répond un blanc.
—
Alors, dit l'ambassade, vous devez endosser des habits rouges.
A
Venise le rouge est la couleur de deuil. Mais ne songez plus à vous
faire gouverner par un empereur ou par un roi: la meilleure forme de
gouvernement est la République. »
Et
voilà dans l'île de Psittacie un nouveau parti, qui jette sa goutte
d'huile sur l'incendie général.
VI
Le Bonheur perdu.
On
se lasse de tout, même de se tuer les uns les autres.
Un
jour, un Psittacien, jadis amazone à bandeau bleu, déclare qu'il se
trouvait bien plus heureux, lorsqu'il était perroquet. Chacun de
commenter ses paroles, et de convenir à la fin qu'il a raison.
Peu
à peu les insulaires entrent dans la voie des accommodements. Leur
folie se dissipe. Ils pensent au Bonheur, qu'ils ont complètement
négligé depuis leur métamorphose.
Ils
vont frapper à la porte de leur ami; ils ne reçoivent pas de
réponse.
L'un
d'eux soulève le loquet, et franchit le seuil de la cabane.
Elle
est vide.
Il
ramasse par terre un petit papier. Revenant auprès de ses
compatriotes, il leur lit la lettre suivante, écrite en langue de
perroquet:
Mes
pauvres compagnons, j'espérais que vous vous garderiez d'imiter ceux
qui ni ont chassé de leurs foyers. Mon espérance a été déçue.
Non contents d'être hommes par le corps, vous avez voulu être hommes
par le coeur. Aujourd'hui, la ressemblance est complète, puisquevous
perdez le Bonheur, dont cette lettre renferme le dernier adieu.
Les
Psittaciens versent d'abondantes larmes, et poussent des cris
déchirants.
Ils
pénètrent dans la cabane, humbles et silencieux, comme on pénètre
dans un saint lieu.
En
déplaçant la botte de paille, ils aperçoivent le Phénix. Par un
phénomène extraordinaire, il ne s'est pas décomposé: on le
croirait empaillé.
«
Brûlons-le, s'écrient les Psittaciens dans un accès de fureur, et
jetons ses cendres au vent! »
On
dresse un bûcher, sur lequel on pose le Phénix, et qu'on allume.
A
peine le cadavre est-il consumé, qu'au milieu des flammes paraît un
gros oeuf.
Cet
oeuf se brise. Il en sort le Phénix plein de vie, qui regarde d'un
air moqueur l'assistance stupéfaite. Mais deux des plus intrépides
Psittaciens se précipitent sur le bûcher, et s'emparent de l'oiseau
ressus cité. Je vous laisse à penser la mine penaude que prend le
Phénix.
«
De grâce, lâchez-moi! dit-il d'une voix suppliante.
—
A mort! s'écrie la foule.
—
Me tuer vous est inutile, réplique le prisonnier qui mesure tout le
danger de sa position. Je suis puissant. Que voulez-vous en échange
de ma liberté? »
Les
Psittaciens réfléchissent. Après délibération, ils demandent au
Phénix de leur rendre leur forme primitive. Il y consent.
L'ex-amazone
à bandeau bleu, qui a donné le signal de la paix, s'approche de lui.
«
Rends-nous notre forme primitive, lui dit-il; mais ne nous enlève pas
la faculté de parler. Nous avons perdu le Bonheur. Nous allons nous
mettre à sa recherche. Si l'usage de la parole nous était interdit,
nous ne pourrions nous renseigner sur la route qu'il a suivie. »
Le
Phénix s'incline devant la volonté de l'ex-amazone, afin d'avoir la
vie sauve.
Il
récite un paragraphe du Grimoire, et les Psittaciens rapetissent
aussitôt. Leur corps se couvre de plumes. Leurs bras deviennent des
ailes, leurs mains des ailerons, et leurs pieds des pattes. Leur nez,
leur bouche et leur menton se réunissent pour former un bec.
Ce
sont maintenant des perroquets.
La
métamorphose accomplie, le Phénix prend son essor et se perd dans
les nues.
«
Mes amis, s'écrie l'amazone plus fier de son bandeau bleu qu'un
prince de son diadème, parcourons la surface du globe dans tous les
sens. Il nous faut retrouver le Bonheur. »
Voilà
pourquoi les perroquets parlent.
Pauvres
oiseaux, vous ne le retrouverez pas, votre Bonheur perdu; car nous
autres hommes, au lieu de faciliter vos recherches, nous les entravons
autant qu'il nous est possible de le faire.
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