L’Aurore cependant, d’un juste effroi troublée, |
Des chanoines levés voit la troupe assemblée, |
Et contemple longtemps, avec des yeux confus, |
Ces visages fleuris qu’elle n’a jamais vus. |
Chez Sidrac aussitôt Brontin, d’un pied fidèle, |
Du pupitre abattu va porter la nouvelle. |
Le vieillard de ses soins bénit l’heureux succès, |
Et sur un bois détruit bâtit mille procès. |
L’espoir d’un doux tumulte échauffant son courage, |
Il ne sent plus le poids ni les glaces de l’âge, |
Et chez le trésorier, de ce pas, à grand bruit, |
Vient étaler au jour les crimes de la nuit. |
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Au récit imprévu de l’horrible insolence, |
Le prélat hors du lit impétueux s’élance. |
Vainement d’un breuvage à deux mains apporté |
Gilotin avant tout le veut voir humecté: |
Il veut partir à jeun.
Il se peigne, il s’apprête; |
L’ivoire trop hâté deux fois rompt sur sa tête, |
Et deux fois de sa main le buis tombe en morceaux: |
Tel Hercule filant rompait tous les fuseaux. |
Il sort demi-paré. Mais déjà sur sa porte |
Il voit de saints guerriers une ardente cohorte, |
Qui tous, remplis pour lui d’une égale vigueur, |
Sont prêts, pour le servir, à déserter le chœur. |
Mais le vieillard condamne un projet inutile. |
«Nos destins sont, dit-il, écrits chez la Sibylle: |
Son antre n’est pas loin; allons la consulter, |
Et subissons la loi qu’elle nous va dicter.» |
Il dit: à ce conseil, où la raison domine, |
Sur ses pas au barreau la troupe s’achemine, |
Et bientôt, dans le temple, entend, non sans frémir, |
De l’antre redouté les soupiraux gémir. |
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Entre ces vieux appuis dont l’affreuse grand’salle |
Soutient l’énorme poids de sa voûte infernale, |
Est un pilier fameux, des plaideurs respecté, |
Et toujours de Normands à midi fréquenté. |
Là, sur des tas poudreux de sacs et de pratique, |
Hurle tous les matins une Sibylle étique: |
On l’appelle Chicane; et ce monstre odieux |
Jamais pour l’équité n’eut d’oreilles ni d’yeux. |
La Disette au teint blême, et la triste Famine, |
Les Chagrins dévorants, et l’infâme Ruine, |
Enfants infortunés de ses raffinements, |
Troublent l’air d’alentour de longs gémissements. |
Sans cesse feuilletant les lois et la coutume, |
Pour consumer autrui, le monstre se consume; |
Et, dévorant maison, palais, châteaux entiers, |
Rend pour des monceaux d’or de vains tas de papiers. |
Sous le coupable effort de sa noire insolence, |
Thémis a vu cent fois chanceler sa balance. |
Incessamment il va de détour en détour: |
Comme un hibou, souvent il se dérobe au jour: |
Tantôt, les yeux en feu, c’est un lion superbe; |
Tantôt, humble serpent, il se glisse sous l’herbe. |
En vain, pour le dompter, le plus juste des rois |
Fit régler le chaos des ténébreuses lois: |
Ses griffes, vainement par Pussort accourcies, |
Se rallongent déjà, toujours d’encre noircies; |
Et ses ruses, perçant et digues et remparts, |
Par cent brèches déjà rentrent de toutes parts. |
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Le vieillard humblement l’aborde et le salue; |
Et faisant, avant tout, briller l’or à sa vue: |
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«Reine des longs procès, dit-il, dont le savoir |
Rend la force inutile et les lois sans pouvoir, |
Toi, pour qui dans le Mans le laboureur moissonne, |
Pour qui naissent à Caen tous les fruits de l’automne, |
Si, dès mes premiers ans, heurtant tous les mortels, |
L’encre a toujours pour moi coulé sur tes autels, |
Daigne encor me connaître en ma saison dernière. |
D’un prélat qui t’implore exauce la prière. |
Un rival orgueilleux, de sa gloire offensé, |
A détruit le lutrin par nos mains redressé. |
Épuise en sa faveur ta science fatale: |
Du Digeste et du Code ouvre-nous le dédale; |
Et montre-nous cet art, connu de tes amis, |
Qui, dans ses propres lois, embarrasse Thémis.» |
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La Sibylle, à ces mots, déjà hors d’elle-même, |
Fait lire sa fureur sur son visage blême, |
Et, pleine du démon qui la vient oppresser, |
Par ces mots étonnants tâche à le repousser: |
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«Chantres, ne craignez plus une audace insensée. |
Je vois, je vois au chœur la masse replacée: |
Mais il faut des combats. Tel est l’arrêt du sort. |
Et surtout évitez un dangereux accord.» |
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Là bornant son discours, encor toute écumante, |
Elle souffle aux guerriers l’esprit qui la tourmente, |
Et dans leurs cœurs brûlants de la soif de plaider |
Verse l’amour de nuire et la peur de céder. |
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Pour tracer à loisir une longue requête, |
A retourner chez soi leur brigade s’apprête. |
Sous leurs pas diligents le chemin disparaît, |
Et le pilier, loin d’eux, déjà baisse et décroît. |
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Loin du bruit cependant les chanoines à table |
Immolent trente mets à leur faim indomptable. |
Leur appétit fougueux, par l’objet excité, |
Parcourt tous les recoins d’un monstrueux pâté; |
Par le sel irritant la soif est allumée; |
Lorsque d’un pied léger la prompte Renommée, |
Semant partout l’effroi, vient au chantre éperdu |
Conter l’affreux détail de l’oracle rendu. |
Il se lève, enflammé de muscat et de bile, |
Et prétend à son tour consulter la Sibylle. |
Évrard a beau gémir du repas déserté, |
Lui-même est au barreau par le nombre emporté. |
Par les détours étroits d’une barrière oblique, |
Ils gagnent les degrés et le perron antique |
Où sans cesse, étalant bons et méchants écrits, |
Barbin vend aux passants les auteurs à tout prix. |
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Là le chantre à grand bruit arrive et se fait place, |
Dans le fatal instant que, d’une égale audace, |
Le prélat et sa troupe, à pas tumultueux, |
Descendaient du Palais l’escalier tortueux. |
L’un et l’autre rival, s’arrêtant au passage, |
Se mesure des yeux, s’observe, s’envisage; |
Une égale fureur anime leurs esprits: |
Tels deux fougueux taureaux, de jalousie épris, |
Auprès d’une génisse, au front large et superbe, |
Oubliant tous les jours le pâturage et l’herbe, |
A l’aspect l’un de l’autre embrasés, furieux, |
Déjà le front baissé, se menacent des yeux. |
Mais Évrard, en passant coudoyé par Boirude, |
Ne sait point contenir son aigre inquiétude: |
Il entre chez Barbin, et, d’un bras irrité, |
Saisissant du Cyrus un volume écarté, |
Il lance au sacristain le tome épouvantable. |
Boirude fuit le coup: le volume effroyable |
Lui rase le visage, et, droit dans l’estomac, |
Va frapper en sifflant l’infortuné Sidrac. |
Le vieillard, accablé de l’horrible Artamène, |
Tombe aux pieds du prélat, sans pouls et sans haleine; |
Sa troupe le croit mort, et chacun empressé |
Se croit frappé du coup dont il le voit blessé. |
Aussitôt contre Évrard vingt champions s’élancent; |
Pour soutenir leur choc les chanoines s’avancent. |
La Discorde triomphe, et du combat fatal |
Par un cri donne en l’air l'effroyable signal. |
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Chez le libraire absent tout entre, tout se mêle: |
Les livres sur Évrard fondent comme la grêle |
Qui, dans un grand jardin, à coups impétueux, |
Abat l’honneur naissant des rameaux fructueux. |
Chacun s’arme au hasard du livre qu’il rencontre: |
L’un tient le Nœud d’Amour, l’autre en saisit la Montre; |
L’un prend le seul Jonas qu’on ait vu relié; |
L’autre un Tasse français en naissant oublié. |
L’élève de Barbin, commis à la boutique, |
Veut en vain s’opposer à leur fureur gothique; |
Les volumes, sans choix à la tête jetés, |
Sur le perron poudreux volent de tous côtés. |
Là, près d’un Guarini, Térence tombe à terre; |
Là, Xénophon dans l’air heurte contre un la Serre. |
Oh ! que d’écrits obscurs, de livres ignorés, |
Furent en ce grand jour de la poudre tirés! |
Vous en fûtes tirés, Almérinde et Simandre: |
Et toi, rebut du peuple, inconnu Caloandre, |
Dans ton repos, dit-on, saisi par Gaillerbois, |
Tu vis le jour alors pour la première fois. |
Chaque coup sur la chair laisse une meurtrissure: |
Déjà plus d’un guerrier se plaint d’une blessure. |
D’un le Vayer épais Giraut est renversé: |
Marineau, d’un Brébeuf à l’épaule blessé, |
En sent par tout le bras une douleur amère, |
Et maudit le Pharsale aux provinces si chère. |
D’un Pinchêne in-quarto Dodillon étourdi |
A longtemps le teint pâle et le cœur affadi. |
Au plus fort du combat, le chapelain Garagne, |
Vers le sommet du front atteint d’un Charlemagne, |
(Des vers de ce poëme effet prodigieux!) |
Tout prêt à s’endormir, bâille et ferme les yeux. |
A plus d’un combattant la Clélie est fatale: |
Girou dix fois par elle éclate et se signale. |
Mais tout cède aux efforts du chanoine Fabri. |
Ce guerrier, dans l’église aux querelles nourri, |
Est robuste de corps, terrible de visage, |
Et de l’eau dans son vin n’a jamais su l’usage. |
Il terrasse lui seul et Guilbert et Grasset, |
Et Gorillon la basse, et Grandin le fausset; |
Et Gerbais l’agréable, et Guérin l’insipide. |
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Des chantres désormais la brigade timide |
S’écarte, et du Palais regagne les chemins. |
Telle, à l’aspect d’un loup, terreur des champs voisins, |
Fuit d’agneaux effrayés une troupe bêlante: |
Ou tels devant Achille, aux campagnes de Xanthe, |
Les Troyens se sauvaient à l’abri de leurs tours; |
Quand Brontin à Boirude adresse ce discours: |
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«Illustre porte-croix, par qui notre bannière |
N’a jamais en marchant fait un pas en arrière, |
Un chanoine lui seul, triomphant du prélat, |
Du rochet à nos yeux ternira-t-il l’éclat? |
Non, non: pour te couvrir de sa main redoutable, |
Accepte de mon corps l’épaisseur favorable. |
Viens; et, sous ce rempart, à ce guerrier hautain |
Fais voler ce Quinault qui me reste à la main.» |
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A ces mots, il lui tend le doux et tendre ouvrage. |
Le sacristain, bouillant de zèle et de courage, |
Le prend, se cache, approche, et, droit entre les yeux, |
Frappe du noble écrit l’athlète audacieux. |
Mais c’est pour l’ébranler une faible tempête; |
Le livre sans vigueur mollit contre sa tête. |
Le chanoine les voit, de colère embrasé: |
«Attendez, leur dit-il, couple lâche et rusé, |
Et jugez si ma main, aux grands exploits novice, |
Lance à mes ennemis un livre qui mollisse.» |
A ces mots, il saisit un vieil Infortiat, |
Grossi des visions d’Accurse et d’Alciat, |
Inutile ramas de gothique écriture, |
Dont quatre ais mal unis formaient la couverture, |
Entouré à demi d’un vieux parchemin noir, |
Où pendait à trois clous un reste de fermoir. |
Sur l’ais qui le soutient auprès d’un Avicenne, |
Deux des plus forts mortels l’ébranleraient à peine: |
Le chanoine pourtant l’enlève sans effort, |
Et, sur le couple pâle et déjà demi-mort, |
Fait tomber à deux mains l’effroyable tonnerre. |
Les guerriers, de ce coup, vont mesurer la terre, |
Et, du bois et des clous meurtris et déchirés, |
Longtemps, loin du perron, roulent sur les degrés. |
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Au spectacle étonnant de leur chute imprévue, |
Le prélat pousse un cri qui pénètre la nue. |
Il maudit dans son cœur le démon des combats, |
Et de l’horreur du coup il recule six pas. |
Mais bientôt, rappelant son antique prouesse, |
Il tire du manteau sa dextre vengeresse; |
Il part, et, de ses doigts saintement allongés, |
Bénit tous les passants, en deux files rangés. |
Il sait que l’ennemi, que ce coup va surprendre, |
Désormais sur ses pieds ne l’oserait attendre, |
Et déjà voit pour lui tout ce peuple en courroux |
Crier aux combattants: «Profanes, à genoux !» |
Le chantre, qui de loin voit approcher l’orage, |
Dans son cœur éperdu cherche en vain du courage: |
Sa fierté l’abandonne, il tremble, il cède, il fuit. |
Le long des sacrés murs sa brigade le suit: |
Tout s’écarte à l’instant, mais aucun n’en réchappe; |
Partout le doigt vainqueur les suit et les rattrape. |
Évrard seul, en un coin prudemment retiré, |
Se croyait à couvert de l’insulte sacré; |
Mais le prélat vers lui fait une marche adroite: |
Il l’observe de l’œil, et, tirant vers la droite, |
Tout d’un coup tourne à gauche, et, d’un bras fortune, |
Bénit subitement le guerrier consterné. |
Le chanoine, surpris de la foudre mortelle, |
Se dresse et lève en vain une tête rebelle; |
Sur ses genoux tremblants il tombe à cet aspect, |
Et donne à la frayeur ce qu’il doit au respect. |
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Dans le temple aussitôt le prélat plein de gloire |
Va goûter les doux fruits de sa sainte victoire; |
Et de leur vain projet les chanoines punis |
S’en retournent chez eux éperdus et bénis. |
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