1889
La vie populaire:
romans, nouvelles, études de moeurs, fantaisies littéraires |
Aristide
I
Un coin de Montmartre
comme Zola les a admirablement décrits, comme Raffaelli
les peint à
l'aquarelle ou les dessine au pastel. Là-bas, sur la hauteur d'où
Paris apparaît comme infini dans les brumes, d'où le reste du
paysage a, par les temps clairs, des fraîcheurs de paysage
hollandais, endroit exquis au demeurant, et où les belles filles
abondent, les filles en cheveux qui rapportent, au printemps, des
brassées de lilas. Oui, ce site est vraiment une merveille, et je
sais là des fenêtres dont la vue vaut un voyage en Suisse, des
fenêtres où monte cette odeur subtile des jardins citadins qui est
comme un souffle de nature égaré, un souffle de poésie lointaine.
Telle était la fenêtre d'Aristide; mais ses méditations n'en étalent
pas plus gaies pour cela.
Sans fortune, élevé
par une tante dévote qui l'avait imbu des plus purs principes, plein
des fiertés chastes d'une adolescence sans reproche, notre héros
était vierge à vingt ans, ce qui n'est peut-être pas aussi ridicule
qu'on le suppose. Tacite nous apprend, dans ses
Mœurs des Germains,
que les
jouvenceaux qui badinaient avec l'Amour, avant cet âge chez le
peuple aimable qu'il décrit, recevaient publiquement une fessée. O
mon pauvre derrière! Et tous les vôtres, messeigneurs! Aristide n'en
avait eu que plus de mérite à observer une loi tombée en désuétude,
et en demeurant, comme un lys, sans avoir rien à craindre pour son
postérieur, de la vindicte publique. Certes, une telle sagesse est
déjà un trésor, mais il ne supplée pas à tous les autres. Les vertus
ont le tort immense de ne pas se monnayer chez les fournisseurs,
Celui-ci se refusent obstinément à échanger même un petit triangle
de fromage de Brie contre deux sous de continence. Le pauvre
Aristide manquait de bien des choses, notamment de tout, comme
dirait mon maître Banville.
Sa nature hautaine ne lui ayant pas fait d'amis, la
solitude ajoutait son poids, sur ses épaules, à celui d'une misère
sans issue. Il avait rêvé la gloire sereine dans sa province comme
tous les autres. Il y serait bien retourné vraiment, mais la tante
dévote était morte, et le peu dont il vivait encore lui venait de
son héritage. Que ferait-il après?.. Ainsi pensait-il
mélancoliquement, par une vesprée d'avril, derrière sa croisée
grande ouverte que traversait le parfum des dernières jacinthes mêlé
d'arôme plus un des premiers narcisses et des œillets.
II
Brrr..! un bruit
d'ailes lourdes qui s'abattent, un effarement de plumes grises et
rouges
et un petit bruit maladroit de
pattes glissant sur le plancher. Le monstre ailé avait passé sous
les yeux d'Aristide en lui frôlant le nez, et était venu tomber au
milieu de sa chambre. Vérification faite, après les premiers moments
de stupeur, c'était un perroquet échappé de sa cage certainement,
déjà las de la liberté et qui venait lui demander asile. Aristide
était bon. Il croyait d'ailleurs à la Providence et ne douta pas un
instant que celle-ci lui eût envoyé ce compagnon économique pour
charmer son ennui. Aussi s'approcha-t-il aimablement de l'oiseau qui,
le regardant avec ses yeux ronds et jaunes pareils à deux sequins
troués, lui dit fort distinctement:
— Allons! encore un
pané!
— Tu me connais donc
déjà? lui répondit en souriant Aristide.
Et du bout de son
doigt, il carressa la nuque de l'oiseau, dont le plumage se sépare
en larges écailles et se souleva voluptueusement. Car c'est la façon
dont ces bétes expriment qu'elles sont sensibles à nos caresses. Il
convient d'éviter soigneusement la même familiarité avec les lions.
Je l'ai dit, Aristide
s'était senti une sympathie soudaine pour le nouveau venu et,
volontiers, le comparait-il, in
petto,
à la colombe de l'Arche apportant à Noé le rameau d'espérance. Qui
sait si un éditeur ne lui allait pas acheter enfin son volume de
vers? — Tiens, charmant messager! fit-il. Et, du relief de son
diner, il composa un repas au perroquet. Celui-ci accepta une ou
deux amandes, un peu de pain, mais il refusa obstinément le plat de
résistance, un lambeau de gibelotte, que son nouveau maître
improvisé allait lui découper, au préjudice de son déjeuner du
lendemain.
— Non... non..! Assez
de lapin comme ça! cria l'oiseau avec clarté, mais colère.
— Tu t'y connais donc
en cuisine, mon chéri? reprit doucement Aristide, et il admira
l'intelligence prodigieuse de cet animal qui avait des idées
arrêtées en matière de menu.
— S'il allait n'aimer
que le pâté de foie gras? pensa-t-il cependant avec une pointe
d'angoisse.
Mais le perroquet
déjà familier, le rassura d'un bon regard qui voulait dire: Pardon,
si je t'ai froissé, mais quand on doit vivre ensemble autant dire
ses goûts.
— Il a absolument
raison, se dit Aristide, et j'ai été un imbécile de m'offusquer de
sa franchise.
Pour un peu il aurait
fait des excuses au gros volatile, qui d'ailleurs n'en exigea pas.
III
Une vie nouvelle, et
infiniment moins désenchantée que celle qui l'avait précédée,
commence pour notre ami. Aucun éditeur ne lui acheta ses poèmes.
Tous même refusèrent de les lui imprimer pour rien. Quelques uns
enfin lui dirent des choses désagréables. Cet ensemble de procédés
ne constituait pas un succès réel en librairie, au milieu des succès
factices dont on nous leurre aujourd'hui. Au moins pouvait-il passer
le front haut devant les vitrines où s'étalait la quinze centième
édition des Pensées de Galipet ou le vingtième mille du roman de
Trouillefesse. Il n'avait pas à se reprocher ces subterfuges de
réclame, en un temps où si peu d'entre nous s'en peut dire
absolument innocent. Il n'avait pas encore le pied dans l'étrier
littéraire, si j'ose m'exprimer ainsi, mais il avait pour lui le
témoignage de sa conscience et l'estime d'un autre lui-même,
j'entends d'un véritable ami. Car Jacquot, — ainsi nommerons-nous,
avec lui, le perroquet venu du ciel pour ne pas choquer les usages,
— Jacquot, dis-je,
était devenu le plus aimable des camarades. Il n'avait pas une voix
comparable à celle de mon ami Talasac et il parlait même un peu du
nez (car les perroquets ont, sous leur bec, un nez intérieur qu'ils
ne mouchent que mentalement), mais tout ce qu'il disait était plein
de goût et d'esprit. Constamment il prononçait, en appelant très
fort, des noms de femme : — Augustine! — Hermance! — Lucrèce! — Léda!
— Blanche! — Sarah!... Aristide se disait: — Il a certainement vécu
près d'un calendrier, il sait lire sans en avoir l'air! Et il mit à
la portée de l'oiseau une
Vie des saintes
persuadé qu'il aurait plaisir à la feuilleter. Et, en effet, Jacquot
tourna fiévreusement les pages du bout des ongles, mais sans
s'arrêter. Un de ses propos favoris était encore celui-ci : — Tout
le monde au salon!
— Hélas! pensait
Aristide, il a eu sans doute pour maître un grand seigneur qui
recevait beaucoup et il s'ennuie probablement dans mon modeste et
solitaire intérieur. Peut-être, pour lui, ferais je bien de donner
quelques petites soirées, quelques raouts à bon marché.
— Augustine! —
Hermance! — Lucrèce! — Léda! — Blanche! — Sarah! répétait Jacquot.
Un jour même il ajouta: Tas de bougresses!
— C'est terrible, se
dit Aristide, d'habiter un quartier comme celui-ci. Voilà qu'on lui
apprend de gros mots, maintenant!
Et il cessa de mettre
Jacquot à la fenêtre pour ne pas risquer de souiller son imagination.
IV
………………………………………………………….
Ces points? ces
points que veulent-ils dire? Qu'un peu de temps s'est passé et que
nous reprenons notre récit un peu plus loin. Nous sommes en août,
par un soir chaud tout baigné d'effluves énervants. Ce n'est pas ce
que Musset a appelé:
Les tièdes voluptés des nuits mélancoliques.
Mais une impression
plus acre, un souffle de désir impérieux, et comme désespéré, un
immense besoin d'aimer, montant du cœur pâmé des fleurs. Aristide
haletait sur son canapé, vaincu par d'étranges oppressions, roulant
des r êves
obscurs dans son cerveau. Il sentait crever, de toutes parts, autour
de son être, son armure de sagesse et ces débris de cuirasse lui
déchiraient les flancs. Le sang lui montait au cœur avec des
révoltes douloureuses, comme pour s'enfuir par toutes ces blessures.
Des images de femmes passaient, échevelées et attirantes, devant ses
yeux sans regard. Un archet invisible faisait vibrer, en lui, la
symphonie triomphale des sens déliés, comme par une libératrice
aurore.
Il se leva, comme m û
par un ressort, s'en alla au tiroir de son secrétaire, prit son
chapeau, et, plus ému qu'un criminel novice qui en est à son premier
assassinat, il descendit l'escalier sans regarder derrière lui, d'un
pas lourd, mais résolu.
…………………………………………………………..
Des points! Encore
des points! Tiens! vous voudriez peut-être que je vous trainasse à
la suite de ce polisson d'Aristide? Je puis l'excuser avec vous,
voilà tout, mais vous n'en obtiendrez pas davantage. Il faisait
petit jour quand il revint. En août, le soleil se lève de bonne
heure. Et voyez comme les médecins ont raison de nous recommander
cette habitude! Il se porte certainement mieux qu'en hiver où il se
lève si tard et où il est si pâle! Si nous savions vraiment observer
avec sagacité les phénomènes de la Nature, nous n'aurions besoin ni
de docteurs ni d'apothicaires. Mais voilà qui ne ferait pas
l'affaire de ceux-ci.
Donc l'aube avait
précédé Aristide, dans sa chambre et Jacquot criait déjà : —
Augustine! — Hermance! — Lucrèce! — Léda! — Blanche! —Sarah!...
— Tu vas me ficher un
peu la paix! lui dit Aristide, furieux, et sur un ton dont il ne lui
avait jamais parlé.
— Tout le monde au
salon! continua le perroquet.
— Tiens, animal!
riposte Aristide en lui fourrant une calotte.
L'oiseau, visiblement
contrarié, mais filant doux, poursuivit sur un mode insinuant :
— N’oubliez pas la
petite bonne!
— Va-t'en d’où tu
viens, malpropre! hurla Aristide, et, prenant Jacquot par les deux
ailes, il le précipita dans l’espace, à travers les jardins où
s'ouvrait l'oeil mouillé de rosée des volubilis.
Ainsi perdit-il, du
même coup, son unique ami et ses illusions! Pauvre Aristide! Vous me
direz qu'à vingt ans passés, il était temps!
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Jean-François
Raffaelli - Rue de Montmartre (detail)
Tacitus:
De origine et situ Germanorum (AD 98)
Théodore
de Banville
Grijze
Roodstaart: Psittacus Erithacus |