1893
Histoires
abracadabrantes
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L'Angélus
I
Bien que
les exemples soient rares que des perroquets se soient reproduits en
captivité, il est certain que celui dont il s'agit en cette histoire
avait certainement pour
aïeul ce Vert-Vert dont Gresset a
fait un conte d'ailleurs très inférieur au
Lutrin. Il faisait, en effet, également les délices d'une communauté
occupant, à Grandbourg, près Corbeil, une délicieuse habitation, sur
une des plus aimables rives de la Seine. La maison, perdue dans le
feuillage, n'était pas pleine seulement de nonnains, mais de grandes
jeunes fllles y étaient religieusement instruites, avant d'entrer
dans le monde, portant jusque-là, sinon le voile austère, des robes
de couleurs sombres avec un large ruban sur la poitrine où pendait
une médaille du bienheureux Xavier, patron de cet ordre innocent.
Par vénération pour le fondateur glorieux,
le nom de Xavier avait été aussi
donné au pieux volatile qui, d'une voix
étonnamment souple, répétait avec une rare perfection tous les
discours de sœur Théophase, supérieure de l'établissement. En bon
perroquet ecclésiastique,
il bourdonnait le latin, semblant secouer
des oremus à son énorme
bec, et sa collerette verte se plissait alors, faisant, par
derrière, l'effet d'une chasuble. Une onction considérable mouillait
son œil rond à la pupille inégale. Car l'expression du regard dilate
ou rétrécit celle-ci chez ces animaux d'une étonnante sensibilité.
Il n'était pas un commandement de la vie disciplinée, qu'il
partageait avec ses maîtresses, qu'il ne fût prêt à répéter, si sœur Théophase
avait une distraction. Il connaissait tout des prescriptions de la
maison et l'heure exacte de chaque prière, comme l'heure du repas,
comme l'heure du sommeil. Aussi jouissait-il d'une considération
énorme dans le menu cloître, considération balançant presque celle
de M. le curé de Soisy-sous-Etiolles, directeur des consciences
venues là pour leur salut et leur édification. Les sœurs raffolaient
de Xavier et les jeunes pensionnaires se disputaient la moindre
caresse de l'heureux oiseau.
La
propriété, comprenant un parc où les images dévotes, en plâtre, et
conçues suivant les affreux modèles sulpiciens, étaient prodiguées,
madones sans expression et grossières images, confinait à celle d'un
gentilhomme possédant également une belle étendue de terrain,
ombragée d'arbres magnifiques, traversée de quinconces que Le Nôtre
avait autrefois dessinés, d'une ordonnance un peu solennelle, mais
ménageant d'admirables points de vue. Le marquis de Cumerlingue —
ainsi se nommait ce hobereau de souche parpaillote — était un érudit,
très épris d'art et d'antiquités païennes. En ces belles avenues, il
avait dispersé des fragments de statues provenant de fouilles
authentiques et d'olympiennes reliques s'y recueillaient dans la
belle apothéose des soleils couchants traversant de rayons rouges
ces frondaisons séculaires. Avec une vraie piété de collectionneur,
il avait, sur des socles
ressemblant à des autels, dressé ces idoles vers lesquelles ne
montait plus, avec les adorations de son âme, que l'encens rustique
des volubilis. Mais la Nature est si bien le temple qu'il faut à ces
débris du culte, qu'elle avait le mieux inspiré, qu'autour de chacun
de ces fragments gracieux et héroïques, les troncs se profilaient en
colonnades et semblaient soutenir les frises d'un invisible
Parthénon. Donc Hercule debout sous sa toison néméenne, Vénus
s'élançant de son berceau de nacre, Diane au javelot émonssé, Pomone
coiffée de fruits et Cérès de moissons, sans oublier Flore couronnée
de roses et Silène couronnée de lierre, habitaient ce dernier asile,
célébré encore par la panthéiste chanson des oiseaux et sous le vol
énamouré des colombes. Au centre, sur un piédestal beaucoup plus
élevé, dominant toute cette mythologie éparse dans les taillis
profonds, une statue parfaitement conservée, en admirable marbre de
Carrare ancien, de l'Amour, non pas joufflu comme les déshonorantes
images de Boucher, mais sous les traits d'un adolescent, d'un éphèbe
magnifique, tenant, dans sa main déjà virile, un flambeau.
Inutile
de dire que sœur Théophase goûtait médiocrement ce voisinage. Elle
avait même fait surélever les murs de ce côté, afin que ses jeunes
ouailles eussent les regards préservés de ce spectacle scandaleux.
Car, en matière de nudité, cette grave personne devançait la pudeur
de Jules Simon lui-même, qui déclarait, dans un récent et mémorable
interview, qu'il ne se reconnaissait pas le droit de se promener nu,
même quand il est tout seul dans son appartement. Il est vrai que,
sans médire des charmes plastiques de ce philanthrope académicien,
rien n'y devait moins ressembler que les dieux et les déesses de
pierre dont le jardin du marquis de Cumerlingue était orné. Quoi
qu'il en soit, Madame la supérieure faisait bonne garde, et si
quelque élève, de la classe des grandes surtout, était aperçue
glissant un œil indiscret par quelque trou fait par la chute d'une
pierre, elle était immédiatement et sévèrement punie, sans compter
que Xavier l'appelait: « Petite malpropre! »
II
Or,
c'était par une admirable fin de printemps, dans un épanouissement
complet des choses et des êtres. Ceux-là seulement qui ont habité,
comme moi, tout enfant et dans la prime jeunesse, ce coin de paysage,
avec la Seine murmurante au bas et dans l'air parfumé par les
tilleuls, en connaissent la langueur pénétrante en cette saison, le
charme mauvais conseiller aux innocences attardées. Malgré la bonne
garde que faisait sœur Théophàse, assistée de sœur Cunégonde, de
sœur Apolline, de sœur Bernade et de sœur Bergace, autour de tous
ces petits cœurs de pucelles dont le battement se mêlait au frisson
d'ailes des libellules, il est vraisemblable que des rêves
d'inconsciente volupté s'abattaient, comme un brouillard ensoleillé
plein de musiques inconnues, sur ce chaste troupeau, pour employer
une évangélique image, et mettaient des frémissements aussi dans la
neigeuse et idéale toison de ces jeunes âmes. Le fait était, au
moins, certain, pour mademoiselle Isabelle des Hespérides, qui,
depuis la grand'messe de Pâques fleuries, où les parents des élèves
étaient admis, gardait les sentiments les plus tendres au cousin de
son amie mademoiselle Jane de Viroflay. Comment les deux jeunes gens
en étaient-ils venus à se révéler leurs muets sentiments? Toujours
est-il qu'ils avaient trouvé maints moyens de correspondance et que
ce jeune fou d'Achille de Viroflay — ainsi s'appelait cet
inconséquent garçon — ne méditait rien moins qu'un enlèvement. On
est encore un tantinet romanesque dans le monde qui confie ses
héritières aux nonnains. Morbleu! ce n'est pas moi qui lui en ferai
un reproche, Amadis des Gaules demeure mon héros et je n'admets
plus, dans l’intimité de mon esprit, que les antiques chevaliers de
la Table ronde. Ça repose des Panamistes contemporains.
Donc
Achille et Isabelle étaient arrivés à se fort bien entendre de loin.
Par quelle obscure complicité de quelque subalterne? Je soupçonne
beaucoup un apothicaire de Ris-Orangis, qui avait ses entrées
familières et fréquentes dans le couvent, sœur Apolline et sœur
Bernade ayant un dangereux penchant à ce demi état de pur esprit qui
s'appelle malhonnêtement constipation. Le drôle cachait les moindres
billets doux dans son clysoir. O choses exquises de l'amour, que
vous êtes souvent profanées! Ça n'empêchait pas Achille de couvrir
de baisers les moindres billets doux d'Isabelle, ni Isabelle
d'enfouir jalousement entre ses nénés les sonnets audacieux
d'Achille. On en était arrivé au jour d'accomplir la résolution
énergique prise depuis longtemps déjà. A cinq heures de relevée,
décidé à attendre, s'il le fallait, jusqu’à l'aurore prochaine, en
un chemin creux où se rejoignaient les branches sauvages
d'églantines et de mûriers, Achille attendait avec la dernière
berline que lui avait louée un carrossier de Corbeil et dont les
velours d'Utrecht avaient peut-être connu les derrières de
l'émigration, une fantastique voiture que traînait un fantastique et
apocalyptique cheval. Car il lui semblait, à cet illustre descendant
des Guy de Viroflay, qu'une telle aventure ne se pouvait passer de
couleur locale et qu'un rapt eu bicyclette, dernier modèle, est un
non-sens absolu. Les choses se doivent approprier aux mœurs qu'elles
servent et personne n'enlève plus de demoiselle aujourd'hui. Elles
n'en vont toutes seules. Donc, aux fidèles des ancieus errements, il
faut encore un goût particulier pour la bimbeloterie.
Isabelle
s'était longtemps demandé à la faveur de quel brouhaha elle pourrait
bien prendre de la poudre d'escampette. Mais elle avait trouvé. J'ai
omis de vous dire que le perroquet Xavier habitait une cage d'où on
ne le laissait jamais sortir, charmant sa captivité par des
friandises et des gâteaux trempés de bon vin. On n'avait donc pas eu
à prendre la cruelle précaution de lui émonder les ailes, comme on
fait à ceux qui demeurent sur des perchoirs. Isabelle se dit très
sagement qu'en laissant l'oiseau s'envoler, elle produirait une
telle émeute dans le couvent que personne ne songerait plus à
s'occuper d'elle, ce qui était la seule condition possible de sa
fuite.
L'opération réussit à souhait. Xavier ne vit pas plutôt la porte
ouverte que, s'étirant un moment, sur le seuil de sa prison, il prit
ensuite largement sa volée par la fenêtre.
— Ah!
mon Dieu! s'écria-t-elle comme feignant de découvrir la chose,
Xavier s'est envolé!
Un coup
de pied dans une fourmilière ne produit pas un plus grand effet que
cette simple exclamation. Ce fut un immense cri, une indéfinissable
clameur traversée par les sanglots de sœur Théophase, les hoquets de
sœur Cunégonde, les convulsions de sœur Bergace, sans compter les
détonatious de sœur Apolline et de sœur Bernade que leur infirmité
naturelle tenait toujours gonflées comme des canons. Dans cet
indescriptible tohubohu, les voix des petites mettaient comme un
susurrement furieus de fifres endiablés. Seule muette, mademoiselle
Isabelle des Hespérides allait tranquillement rejoindre dans sa
berline le chevalier Achille de Viroflay.
III
Xavier
s'était d'abord perché sur le plus haut marronnier du parc. Quand il
y fut découvert, faisant tranquillement, du bout crochu de son bec,
la toilette de ses ailerons, ce fut un grand murmure de joie. Oui,
mais comment le faire descendre de là ou l’aller chercher si haut?
Sœur Théophase n'avait jamais accepté de jardinier qu'un nonagénaire
capable tout au plus de monter sur un arbre à terre. Sœur Bergace,
qui était agile, proposa de tenter l'ascension. Mais, par une
incroyable fatalité, son pantalon était au blanchissage.
Mademoiselle Noémie de Pissbrouck, une petite espiègle, proposa bien
de charger sœur Bernade d'un noyau de cerise, comme une sarbacane.
Cette inconvenance lui valut trois mauvais points. C'était l'heure
du dîner.
— A
table, mesdemoiselles, dit gravement Xavier sur son gigantesque
perchoir.
Et comme
personne ne bougeait, de la foule amassée à ses pieds, il ajouta:
— Vite!
le
Benedicite...
— Ah!
mon Dieu! mon Dieu! murmurèrent les pauvres nonnains affolées en
tordant leurs jolis doigts blancs.
— Il le
faudrait affriander par des douceurs, dit sœur Bergace.
On alla
quérir un verre de bordeaux et des biscuits à la cuiller. Mais
Xavier exprima que le grand air lui avait coupé l'appétit.
— Si on
lui jetait une serviette pour le faire tomber? poursuivit sœur
Polyphème.
L'idée
fut couronnée d'un vrai succès. Xavier, qui n'aimait pas qu'on
l'embêtât, quitta tranquillement le marronnier et, passant au-dessus
du mur de clôture, s'alla poser dans le parc du marquis de
Cumerlingue, l'amateur de profanes antiquités.
On
envoya immédiatement une sœur converse demander au gentilhomme de
vouloir bien continuer la chasse au perroquet avec ses propres gens.
Baste! quand tout se met à aller mal! Le marquis était parti pour
les bains de mer, une heure auparavant, emmenant tout son domestique.
Il
fallait bien cependant poursuivre l'oiseau, avant qu'il eût
peut-être l'idée d'aller s'établir de l'autre côté de la Seine où le
soleil, à son déclin, allumait d'admirables feux de Bengale. Àh!
tant pis! il y avait un coin où la séparation des deux propriétés
n'était pas bien solidement défendue.
Sœur
Théophase y creusa une brèche, de ses mains, et y passa la première.
A sa suite, tout le couvent envahit le parc du marquis absent, les
nonnains fouillant l'horizon d'un regard curieux, les élèves se
montrant, en chuchotant, les statues mythologiques.
Animal
de Xavier! II avait été juste se poser sur la tête de l'Amour qui
dominait, de la hauteur d'un véritable autel, tout ce microcosme de
pierre sculptée. Les marches en furent immédiatement assiégées, mais
aucune main ne pouvait atteindre jusqu'à l'oiseau, qui cette fois-ci
se lissait béatement les plumes de la queue.
Tout à
coup l'Angélus sonna, lointain, à la petite église d’Évry.
Aussitôt
Xavier, contrefaisant la voix de la supérieure:
— A
genoux, mesdemoiselles, fit-il, pour l'Angélus!
Et
obéissant par habitude, nonnains et pensionnaires, oubliant où elles
étaient, marmottant l'Angélus, s'agenouillèrent, si bien qu'en plein
dix-neuvième siècle, et à quelques lieues de Paris seulement, on put
voir, ce soir-là, d'authentiques religieuses et les héritières des
plus grandes familles de la chrétienté française faisant leurs
dévotions aux pieds du plus païen et peut-être du seul vivant des
dieux: l'Amour.
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