C'était l'été dernier, en août, bien loin de
Paris dans ce vieux manoir de Kuhn-Avran dont je vous ai parlé déjà,
sis au pays fidèle de Bretagne, non loin de la mer qui vient mourir,
en janvier, au pied des camélias en fleurs, antique demeure
seigneuriale où le vol des hibous, la nuit, semble emporté par les
ailes obscures et sonores des souvenirs.
La douairière Roselinde, dernière du nom de
Kuhn-Avran, est morte l'an passé seulement, mieux pourvue d'années
que de dents. C'était une personne de haute piété, très imbue des
idées anciennes, ridicule si vous voulez, mais très humaine au
pauvre monde. Non pas qu'elle eût, au moins, la moindre estime pour
l'humanité. Ce n'était pas une sotte que cette grande créature sèche,
d'aspect austère et dont les os sonnaient, quand elle marchait,
comme un choc lointain d'armures; de plus, comme tous les êtres
vraiment bons, elle avait été constamment dupée. Non certes, elle
n'avait aucune considération pour la société contemporaine et n'en
avait que plus de mérite à y faire quelque bien.
Hors un vieux domestique qui était là depuis
soixante ans, elle ne souffrait de compagnie que celle de son
perroquet Jack et celle de son singe Pedro. Le premier imitait la
voix, le second les actions des hommes: ils constituaient donc, à
eux deux, un compagnon assez complet,
et ayant, sur ses modèles, l'avantage de ne dire ou de ne faire du
mal qu'avec un complète inconscience. Jack déchirait les doigts
quand il les pouvait saisir; Pedro arrachait les cheveux quand on le
laissait faire; mais comme aucun d'eux n'y mettait de méchanceté, la
douairière ne leur en voulait pas pour si peu.
ce devait être une âme d'avocat qui lui avait passé sous les plumes
au temps des métempsycoses. Pedro était autrement intéressant: un
animal étrangement observateur et réfléchi et dont l'esprit de
parodie, en toutes choses, était servi par une excellente mémoire.
Tels étaient, il y a un an encore, les seuls
hôtes du vieux château de Kuhn-Avran.
II.
La douairière avait bien quelques manies: celle,
par exemple, de ne pas souffrir que ceux qu'elle jugeait ses
inférieurs, en naissance, sortissent de leur sphère, au moins dans
leurs relations avec elle. Son vieux domestique était soumis à tous
les signes anciens du servage, d'après les plus pures traditions de
la féodalité. Elle tutoyait tout le monde et traitait de croquants
tous les menus industriels à qui elle avait affaire. Elle n'était
pas pour l'élévation des couches sociales. Tout, au contraire,
trahissait en elle le souci de laisser les petits à leur place.
Un détail typique entre tous et qui a son
importance dans ce récit. Son médecin lui avait prescrit une
régularité parfaite dans des fonctions auxquelles elle était
naturellement paresseuse. Elle n'avait que les mains de généreuses.
Le plus clair de son régime était une application quotidienne des
ressources de l'hydrothérapie interne à la rareté de son cas. Mais
ne croyez pas qu'elle consentît à prendre son clystère suivant les
modes nouvelles! Elle entendait qu'un apothicaire le lui donnât,
comme au temps de Molière. - "Il ne faut laisser oublier,
disait-elle, à ces gens pourquoi ils sont faits!"
Heureusement, avait-elle trouvé, dans un village
voisin, un honnête homme de pharmacien qui se prêtait à cette
fantaisie et qui lui apportait, chaque matin, ce viatique intestinal,
avec toutes les formules de respect que comporte ce genre de
sacerdoce. Ce Kalventobec était, comme son présent lui-même, bénin,
bénin, bénin, et madame la douairière daignait quelquefois le
réconforter dans son office, par quelque plaisanterie de mauvais
goût qui lui passait au visage comme une brise sur les fleurs.
Pour que sa pudeur, défense inutile d'une vertu
que nul ne songeait à attaquer, n'eût rien à souffrir de ce colloque
matinal avec un homme, l'excellente douairière avait monté un
appareil vraiment ingénieux. C'était un triple store, attaché au
couronnement quadrangulaire de son grand lit à colonnes, et qu'elle
faisait descendre, en tirant un cordon de façon à être complètement
cachée sous cette tente percée d'une seule ouverture circulaire, là
où elle devait montrer à l'opérateur la bouche avec laquelle on se
sert d'un bec de flûte pour boire. Rien de plus, et je vous prie de
croire que ce qu'on voyait par cette lucarne n'avait rien de
voluptueux.
Jack continuait à jacasser sans raison pendant
cette prise d'eau. Mais Pedro observait; mais Pedro ne perdait pas
un détail. Pedro méditait, dans son âme obscure de surnuméraire à
l'humanité.
Cette excellente hygiène ne put sauver la
douairière du sort commun. Elle trépassa vers avril, et son esprit
remonta au ciel dans le parfum consolant des lilas.
III.
Elle n'avait pour héritier qu'un neveu, et je ne
veux pas vous le nommer, n'ayant aucun bien à en dire. Un franc
viveur, sans aucun respect pour les traditions familiales, aimant le
jeu et, ce qui est pis encore, aimant les filles. Le drôle s'abstint
de tout pèlerinage au château de ses aïeux et à la tombe bien vite
fleurie de fleurs sauvages, où la vieille femme dormait dans la
sérénité d'un de ces cimetières qui donnent envie de mourir. Comme
on le plaisantait, un soir, au Cercle, sur son manoir délabré, son
ami le vidame des Escarbilles lui dit le plus sérieusement du monde:
« Voilà le décor un peu farouche, mais poétique vraiment, où
j'aimerais passer mes premières nuits de noces. » Or, le vidame se
mariait dans trois jours.
- Qu'à cela ne tienne, mon cher lui répondit
galamment le nouveau propriétaire de Kuhn-Avran. Cette vieille
baraque est à vous autant qu'il vous plaira d'en jouir. Un vieux
croquemort, qui composait tout le domestique de feu ma tante, vous y
recevra et vous en fera les honneurs.
Le vidame des Escarbilles était un romanesque et
un fantaisiste. Il accepta avec maints remerciements.
Et comme il avait raison! Le voyage de noces est,
en principe, une stupidité. C'est même une institution qui frise
l'impolitesse. Il est malséant de dire à sa fiancée: " Ma chère âme,
il me faut le spectacle d'un magnifique paysage pour me sentir
suffisamment inspiré avec vous." Heureux celui qui peut se passer
des glaciers de la Suisse pour exprimer sa tendresse! Mais, en
admettant que le ridicule usage est consacré, ladite promenade est
infiniment plus
sensée vers quelque solitude majestueuse, comme
le château de Kuhn-Avran, que vers la chambre banale d'une
hôtellerie où tous les commis voyageurs regardent par le trou des
serrures. Non! ce n'était pas une sottise que de venir chanter les
premiers versets du psaume conjugal dans ce temple en ruines vers
lequel montait, avec les encens salés de la mer, le grondement des
vagues lointaines cachées au fond de l'Océan.
D'autant qu'elle était fort jolie, la fiancée du
vidame. Ce qui est encore l'essentiel pour ce qu'il lui voulait
demander. En voilà une dont les profils avaient tous les reliefs
manquant à la silhouette de la défunte douairière! Reliefs en haut,
par devant, reliefs en bas, par derrière, et qu'on eût dit les mêmes,
vus successivement par le gros, puis par le petit bout d'une
lorgnette. Arcades ambo.
Ils étaient bien là quatre Arcadiens, en deux paires, et que je
vous aurais souhaité d'avoir sous la main.
IV.
Tristement l'ancien serviteur de la douairière a
introduit ces hôtes nouveaux du château dans la grande chambre, au
plafond traversé de solives armoriées, où était morte sa maîtresse.
Rien n'y avait été changé. Il y régnait une odeur d'enfumé que le
vidame entreprit de chasser immédiatement en ouvrant toutes grandes
les fenêtres. C'était, je l'ai dit, par une très chaude soirée
d'août. Les moustiques, plus fréquents partout où il a de l'eau,
entraient par ribambelles, avec la détestable musique de leurs ailes
sifflantes dans l’air.
- Nous allons être dévorés, ici! fit
mélancoliquement le gentilhomme.
Et il fit l'inspection de la pièce pour y
chercher un moyen de défense contre ces envahisseurs innombrables.
Tout à coup il poussa un cri de joie. En levant les yeux, il avait
aperçu, recroquevillés encore, mais prêts à se défendre, les fameux
stores pendus au ciel du lit.
- Un moustiquaire, s'écria-t-il, nous sommes
sauvés.
Et, en effet, à peine au lit, ils firent retomber
autour d'eux ce triple voile, n'ayant pas vu qu'il avait un pertuis
à la base et se croyant parfaitement protégés.
Protégés ou non, ils goûtèrent d'impatientes
délices que je n'ai pas à décrire. Ce serait du propre**, de révéler
le secret de jeunes mariés. Sachez seulement que ceux-là avaient le
sentiment du devoir et qu'ils ne faillirent pas à leur tâche.
Le jour était venu, cependant, un jour très pâle
d'abord et légèrement teinté de rose, comme si l'aile d'un immense
ibis s'était ouverte à l'horizon. Vous savez que les fenêtres
n'avaient pas été refermées à cause de la grande chaleur. En même
temps que les crépusculaires clartés, un être se montra à l'une
d'elles, venu là en grimpant le long des volets, un être famélique
qui semblait un tout petit homme. Pedro parbleu! Le pauvre Pedro,
qu'un souvenir de bête affectueuse poussait vers la chambre de sa
bienfaitrice, Pedro qu'on n'y avait pas laissé rentrer depuis que
celle-ci était trépassée.
A ce moment justement et, par un de ces hasards
qui nous placent sur notre couche au caprice du sommeil, la
charmante madame des Escarbilles, dont la chemise s'était relevée
plus que de raison, se présentait à l'unique ouverture des rideaux
dans une posture identique à celle que prenait la douairière pour
ses postérieures ablutions. C'était certainement plus joli, mais
enfin la même chose.
Le singe se frappa le front et disparut.
Mais un instant après, il revint par la même
route aérienne, en s'attachant aux glycines qui pendaient, le long
du vieux mur, aux grappes bleues. Il avait quelque chose, sous le
bras, sous son bras maigre velu: quelque chose d'enveloppé dans une
serviette, et il sauta légèrement dans la chambre, si légèrement que
le parquet en reçut à peine un frisson.
- II ne te manque plus rien, n'est-ce pas mon
amour? murmurait dans un baiser et en s'éveillant à peine, le vidame
des Escarbilles.
La jeune femme lui répondit par un cri affreux.
Un lavement lui entrait violemment au ventre
poussé par le mélancolique Pedro qui se souvenait!
Jack, perché sur un arbre voisin, répétait, avec
une voix de vieille: - Prenez garde, monsieur Kalventobec!