Asdrubal
I.
Dans la petite ville de Hal, près
Bruxelles, célèbre par la Vierge miraculeuse et le beau monument du
grand Servais, vivait, il y a quelque vingt ans, une demoiselle
Vandevesse, laquelle n'avait pour société que deux personnes, son
voisin Flersijepette et son perroquet Asdrubal. Encore n'en
aimait-elle qu'une des deux: le perroquet. Asdrubal était cependant
un jacquot fort ordinaire, vert comme un académicien et ne parlant
pas mieux que beaucoup de nos immortels. Il avait, de plus, un
détestable caractère, pinçait les doigts au sang, jurait comme un
roulier, se grisait volontiers, réunissait, en somme, beaucoup de
défauts. Flersijepette, au contraire, était une personne tout à fait
aimable, insinuante et gracieuse, un homme de meilleur monde, ne
prononçant que des mots aimables, très sobre, tout à fait empressé
et galant. Mais c'est toujours ça. Mademoiselle Vandevesse préférait
les sottises d'Asdrubal aux compliments de Flersijepette, les
injures de l'oiseau aux déclarations du gentil-homme.
Et si je vous disais qu'elle avait
raison!
C'est que vous ne savez pas tout.
Mademoiselle Vandevesse avait soixante-quinze ans et une petite
fortune. Flersijepette avait une furieuse envie d'en hériter et
voilà tout simplement pourquoi il était aux petits soins. Canaille,
va! Mais il fallait, pour qu'il en fût ainsi, que la vénérable
vierge fît un testament. Car elle possédait dans l'ombre une foule
obscure de neveux à la mode de Bretagne, laquelle ne vaut pas – au
moins pour les tripes – celle de Caen, et de petits-cousins. Or,
mademoiselle Vandevesse ne se décidait pas. Quand il s'agissait de
ses dernières volontés, elle eût souhaité, comme Néron, ne pas
savoir écrire. Une infirmité nouvelle vint s'ajouter à ses maux
ordinaires: elle devint aveugle.
– Elle peut vivre encore fort longtemps
dans cet état, dit le médecin Hostequette à Flersijepette, mais la
moindre émotion pourrait la tuer subitement.
Flersijepette pensa, en lui-même; je lui
éviterai soigneusement toute émotion jusqu'à ce qu'elle ait dicté
ses suprêmes intentions, lesquelles ne sauraient être qu'en ma
faveur, puisqu'elle ne supporte de compagnie ici-bas que la mienne.
Et il redoubla d'attentions intéressées,
d'hypocrites tendresses.
II
Un matin, la bonne Brigitte vint
surprendre Flersijepette au saut du lit. Un malheur affreux était
arrivé. Asdrubal était mort dans la nuit, d'une indigestion. On
l'avait trouvé pendu, comme un malfaiteur, à son perchoir, déjà
raide et les ailes convulsées par l'agonie. Mademoiselle n'était pas
encore réveillée. Mais comment lui annoncer cet accident
épouvantable?
– Gardez-vous de le lui annoncer,
malheureuse! s'écria Flersijepette.
– Mais mademoiselle s'apercevra bien...
– Je vais courir tous les oiseliers de
la ville pour en trouver un autre.
– Mais, monsieur, vous n'en trouverez
nulle part un aussi mal embouché qu'Asdrubal. Mademoiselle était
habituée à la voix nasillarde et aux incongruités de langage de son
oiseau personnel. Elle ne s'y méprendra pas un seul instant!
– C'est vrai, fit Flersijepette avec
découragement.
– Ah! mon Dieu! mon Dieu! Ça va tuer
mademoiselle!
Flersijepette devint vert à cette idée.
C'est peut-être ce qui lui inspira l'idée sublime de se substituer à
l'animal.
– Ecoute, fit-il à Brigitte. J'avais
tellement entendu Asdrubal que je crois que je pourrais l'imiter
très convenablement. Je connais toutes ses expressions et comme,
grâce à sa cécité, c'est à la voix seule que ma vénérable amie
reconnaissait sa présence dans la pièce, peut-être parviendrai-je à
lui conserver une illusion nécessaire à sa chère santé. Prête-moi,
s'il te plaît, une oreille attentive.
Et Flersijepette commença à articuler de
gros mots avec un accent si parfaitement semblable à celui du feu
perroquet que l'excellente Brigitte se mit à pleurer
d'attendrissement.
– C'est à donner envie de vous faire du
vin sucré, s'écrie-t-elle.
– Rentre donc vite, m'amie; je serai là
pour le réveil de ta maîtresse et elle ne s'apercevra de rien.
III.
Alors commença, pour Flersijepette une
existence n'ayant d'excuse qu'un désir immodéré d'avoir un jour
quelque bien. Il dut jouer un rôle double dans la maison, le sien
d'abord et celui de feu Asdrubal, figurer un double personnage. Il
simulait de fausses entrées et de fausses sorties pour laisser
mademoiselle Vandevesse dans un téte-à-tête mensonger avec son
favori. C'était le moment des expansions de la vieille fille et il y
fallait répondre par un tas de malpropretés qui la charmaient. Alors
elle l'appelait: vieux polisson! Ce n'était pas une mince souffrance
pour un homme de l'éducation de Flersijepette que celle d'employer
ce vocabulaire grossier, sans compter que la situation était un peu
ridicule et que Brigitte se tenait quelquefois les côtes. Mais
l'entêté bravait toutes humiliations. Il en devait être payé
d'ailleurs. Car, un jour, plus mélancolique que de coutume,
mademoiselle Vandevesse s'enferma, une journée tout entière, avec le
notaire Van de Pute.
– Est-ce fait? demanda timidement le
voisin au tabellion quand celui-ci sortit.
– Oui, fit mystérieusement M. Van de
Pute.
– Et peut-on savoir?…
Le notaire mit un doigt sur sa bouche
pour affirmer son respect particulier du secret professionnel.
– Bon! que je suis bête pensa
Flersijepette. Quel autre que moi pourrait-elle faire son héritier?
Et, tranquille désormais sur son destin,
indifférent maintenant à la longévité de sa vieille amie,
involontairement pressé peut-être de la
voir quitter cette vallée de larmes, il se relâcha infiniment dans
son rôle; il supprima d'abord de son répertoire toutes les
cochonneries, ce qui fit demander à mademoiselle Vandevesse: « Es-tu
donc malade, Asdrubal? » Puis il soigna beaucoup moins son accent,
si bien que mademoiselle Vandevesse ajouta: – « Tu sais, Asdrubal,
si tu continues à ne plus imiter que la voix de cet animal de
Flersijepette, je ne te ferai plus donner de sucre. C'est bien assez
de l'entendre quand il est là. »
– Toi! tu me paieras ça! pensa
Flersijepette.
Et il commença à tenir à l'aveugle un
tas de propos déplaisants pour elle, mais dans un langage choisi. Il
lui parla de sa tête chauve, de ses vieilles dents, de son vieux nez,
de son menton en cassenoisette. Le médecin avait dit vrai. Une
colère épouvantable l'empoigna et l'emporta dans l'autre monde, la
pauvre mademoiselle Vandevesse, ne fut-ce que pour justifier cette
simple parole de l'Eclésiaste: La colère abrège les jours.
– Ouf! fit cyniquement Flersijepette. Il
était temps! J'en avais assez de faire le perroquet!
IV
Neveux à la mode de Bretagne,
arrière-petits cousins, toute une famille qu'on ne soupçonnait pas à
la vieille trépassée était réunie dans le grand salon pour la
lecture du testament. Flersijepette était au milieu, essuyant, avec
un vaste mouchoir à carreaux, ses fausses larmes. L'entrée de M. Van
de Pute fit taire les propos malveillants dont la morte était
l'objet de la part de ses proches. Le notaire s'assit gravement, et,
dans un profond silence, sa voix exhala la suprême volonté de
mademoiselle Vandevesse.
– « N'ayant qu'à me plaindre de
l'humanité, disait celle-ci, je lègue à mon perroquet Asdrubal
toute ma fortune dont un pli cacheté
fera connaître l'emploi seulement le jour où il en sera entré en
possession. »
– Folie pure! testament nul! hurlèrent
les neveux à la mode de Bretagne et les arrière-petits
cousins.
– Pardon! messieurs, fit avec beaucoup
de dignité Flersijepette. Le testament, comme l'affirme
sa date, remonte à deux mois à peine et
le perroquet est mort depuis près d'un an. Il faut donc chercher à
qui allait, par delà son trépas, la volonté de votre vénérée
parente. A celui, évidemment, qui continuait, pour elle, l'existence
morale de l'oiseau défunt, à celui qu'elle appelait: Asdrubal, à sa
place, à moi enfin qui m'étais, dans l'intérêt de sa santé,
substitué au lieu et place du volatile qu'elle a entendu favoriser
une dernière fois!
– A la porte, l'impertinent! clamèrent
les parents furieux.
– Modérez-vous, messieurs, fit le
notaire Van de Pute. Les deux avis peuvent se soutenir et il y a là
certainement matière à un procès curieux. Je vous laisse le soin de
vous l'intenter mutuellement avec l'acharnement que toute question
d'intérêt comporte. Voici le pli cacheté dont parle la regrettée
défunte. Je le remporte à mon étude et, seulement après l'arrêt du
tribunal, connaissance vous en sera donnée à tous. Permettez-moi de
me retirer pour ne pas troubler plus longtemps la douleur que vous
cause cette perte cruelle.
Et il y avait de l'ironie dans la façon
dont M. Van de Pute prononça ces simples mots.
Il se fit alors une oraison funèbre de
mademoiselle Vandevesse que je ne souhaite ni à vos mânes, ni aux
miennes.
V
Le procès a duré dix-neuf ans six mois
vingt et un jours, – presque autant qu'il eut duré en France – et un
arrêt de la cour vient de donner gain de cause a Flersijepette qui a
aujourd'hui soixante et dix-huit ans, condition heureuse entre
toutes pour ne pas dilapider sa fortune avec des filles. On ne
devrait jamais hériter plus jeune! Il y a deux jours, M. Van de Pute,
qui est paralytique et ne se meut plus que dans un fauteuil à
roulettes, donnait lecture du fameux pli cacheté à ce qui restait
des proches de mademoiselle Vandevesse. Il y était dit que les deux
tiers de sa fortune seraient consacrés à faire construire pour son
héritier une magnifique cage en or massif, avec clous en diamants,
et que le troisième tiers serait attribué au chirurgien de la cour
pour le soin qu'il prendrait de l'empailler après sa mort.
Non! la tête que fit Flersijepette!
Il s'était bien gardé d'invoquer le
bénéfice d'inventaire avant d'accepter! Le voilà condamné à se faire
faire une cage et à se laisser empailler altérieurement. Je ne le
plains pas un instant. Je voudrais que tous ceux qui ont attendu les
souliers des morts s'y écorchassent les pieds. Flersijepette est
devenu affreusement mélancolique et c'est, pour son compte, qu’il
répète tous les blasphèmes d'Asdrubal sur un ton de perroquet si
saisissant que toutes les vieilles femmes se retournent pour lui
demander: As-tu déjeuné, Jacquot?
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