I
Il était blanc avec les ailes légèrement ourlées de
jaune très clair, pas bien gros et pourvu d’une crête très haute de
plumes s’écartant en dents de scie quand il avait quelque émotion.
Il était très ignorant et
ne savait dire
absolument qu’une chose: « Bon appétit! » C’est sans doute
cette faculté de rabâchage qui lui avait valu le nom de
Nestor.
Volatile médiocre au demeurant, mais qui n’en était pas moins adoré
par sa maîtresse. Delicias domini, comme l’Alexis virgilien, qui fit
mieux de vivre sur les bords du Tibre que sur les bords de la Tamise.
Mme de Sainte-Ildefonse ne jurait que par la beauté, l’éloquence et
les vertus de Nestor. Elle lui prêtait des raisonnements dont la
profondeur eût étonné Pascal et comparait couramment sa voix à celle
de la Patti.
C’était une adoration d’une bête pour une autre. Car
Mme de Sainte-Ildefonse manquait totalement de génie. Mais par
combien de charmes d’un usage plus courant dans la vie elle le
remplaçait! D’abord, un embonpoint de quadragénaire bien conservée
qui eût prolongé de dix ans la tolérance de Balzac en matière d’âge
féminin. Jamais femme ne s’assit moins sur un rêve. Je sais que cela
n’est plus de mode aujourd’hui, où les dames ne veulent plus que de
séraphiques coussins naturels. Aussi, était-elle de son temps et de
celui où aimaient les hommes de ma génération, d’un goût absolument
différent de celui des godelureaux contemporains. Nous mesurions, à
l’ampleur de nos mains plus robustes, la pomme hespéridienne qui les
occupe si bien pendant les extases de l’âme! Ô douces obèses – un
peu seulement toutefois! – qui portez comme une croix votre
postérieure santé, montueuse comme un calvaire, consolez-vous! nous
vous avons bien aimées!
Mme de Sainte-Ildefonse l’avait été beaucoup aussi,
il n’y a que quelques années encore, avant que M. de Quentin, qui
lui avait laissé sa jolie propriété de Bougival, eût exhalé son
suprême souffle. Est-elle sage maintenant, dans le sens stupide du
mot? Nul ne le sait, mais tous le trouvent improbable. La vérité est
qu’elle respecte infiniment la mémoire du généreux testateur et
évite absolument de rendre son ombre ridicule. Comme une petite
bourgeoise, vit-elle dans son aimable buen retiro, où elle joue même
un peu à la fermière. Bien que dame de charité de sa paroisse
provinciale, elle n’est pas bégueule dans ses relations. Volontiers,
le dimanche, reçoit-elle, pour se distraire, des couples irréguliers,
qu’elle traite le mieux du monde. Mais son hospitalité demeure
simplement écossaise et non laponne (la vraie cependant, celle-là)!
J’entends qu’on trouve, chez elle, la table seulement et non le lit
diurne à deux, si appréciable aux heures de sieste, pendant les
tièdes journées. Elle met même une certaine coquetterie de vertu à
ne pas laisser ses hôtes s’attarder, ensemble, sur les simples
canapés, en de dangereux isolements. C’est même le revers de la
médaille de ces cordiales et gastronomiques réceptions. Tout pour le
ventre et rien pour les aspirations d’une naturelle tendresse.
Autour de ses invités, elle fait si bonne garde, que c’est tout au
plus s’ils se peuvent permettre, dans leur faux ménage, quelques
baisers occultes... les plus savoureux d’ailleurs.
II
Un dimanche plein de lilas, comme ceux d’aujourd’hui
et versant, par la banlieue en fête, un monde d’amoureux bruyants
grisés de soleil et la profanation joyeuse de tout ce paysage
volontiers mélancolique, avec son fleuve alourdi, sans transparences
tentantes; ses horizons boisés où courent des buées printanières,
ses bois dépouillés déjà par les maraudeurs; et, là-bas, à l’horizon,
ce viaduc en ruines qui semble une construction romaine et met des
cils d’ombre à la paupière rouge des soleils couchants. Car elle est
délicieuse et navrante tout ensemble, aujourd’hui, cette nature de
banlieue déjà lointaine, où des fabriques fument, où des chalands
s’embourbent avec leurs maisonnettes fleuries, où tout fait penser à
ce mot de George Sand: « Que les choses seraient belles, sans les
hommes et les bêtes! » Un dimanche où, par les villages parcourus,
de petites filles en blanc sortaient de l’église, – telles des
hirondelles blanches – dans un bruit de cloches et des échos d’orgue,
une note exquisément dévote se mêlant au vacarme débordé de la
grande cité. Et ce dimanche-là, les invités de Mme de
Sainte-Ildefonse étaient, d’une part, Hippolyte et Nysa, de l’autre,
Gaspard et Corysandre, pour ne désigner que par leurs prénoms des
époux inconnus à la mairie de leurs arrondissements respectifs, plus
le célibataire Tripet qui venait dans la maison, pour la première
fois, un être gourmand, timide et sournois, surtout égoïste, ce qui
le faisait rechercher beaucoup. Car vous avez remarqué que les
égoïstes sont particulièrement, et même seuls, aimés. De ce qu’ils
regardent le reste du monde comme rien du tout, on en conclut, un
peu légèrement peut-être, que ce sont des êtres à part ayant une
juste conscience de leur supériorité. La tendresse est une chose
tellement contagieuse que celle qu’ils ont pour eux-mêmes semble se
répandre autour d’eux.
Un détail à noter pendant le voyage qui les avait
amenés à Bougival. Hippolyte avait fait beaucoup plus attention à
Corysandre qu’à Nysa, et Gaspard à Nysa qu’à Corysandre. Un souffle
d’adultère innocent, mais réciproque, était dans l’air. Un besoin de
changer de dame, comme dans les quadrilles. On ne s’était rien avoué.
Mais Nysa et Corysandre étaient certainement complices de cette
fantaisie de mutuelle infidélité. Et c’est dans ces dispositions
qu’ils arrivèrent tous les quatre flanqués de Tripet, chez la bonne
châtelaine qui, comme toujours, commença ses affectueuses hostilités
par un gargantuesque repas dont Tripet s’esjouit comme un bon moine,
cependant, que, sous la table, les pieds de Nysa cherchaient ceux
d’Hippolyte et les pieds de Corysandre les bottines de Gaspard.
Nestor, sur un perchoir auquel le retenait une chaînette d’un
élégant travail, était, bien entendu, de la fête. « Bon appétit! »
criait-il à chaque instant, de sa voix d’ivrogne nasillarde.
Recommandation inutile. Car jamais plus complet honneur ne fut fait
à un repas.
III
Puis, comme il faisait encore très chaud dehors, on
se promena dans la maison, Hippolyte ne quittant plus Corysandre et
Gaspard s’obstinant aux pas de Nysa, exquises, toutes les deux,
d’ailleurs, dans cette moiteur de jeunesse parfumée qui fait les
femmes pareilles à des fleurs ensoleillées où un peu de rosée
matinale perle encore; celle-ci brune avec un teint mat, où
passaient, dans l’ombre, des lumières d’argent, celle-là blonde,
presque rousse, avec une peau blanche où couraient de vagues
paillettes d’or, comme dans l’eau-de-vie de Dantzig; toutes les deux
non pas grises, mais intérieurement enamourées, avec un souffle qui
passait, moins lentement rythmé sur leurs jolies lèvres, avec un
alanguissement délicieux de tout leur être repu, et d’inconscientes
perversités dans les regards cherchant des regards amis. Et c’est
dans ces dispositions d’esprit, lesquelles n’échappaient pas à
l’impatiente curiosité de leurs galants d’un jour, qu’on allait de
chambre en chambre – toutes délicieusement coquettes, et fleurant
bon comme si les roses des cretonnes étaient naturelles, les
chambres de la villa! – qu’on errait parmi les canapés obsesseurs,
les lits pleins d’invitations, les larges fauteuils dont un dragon
du Roi se fût si bien contenté, avec de secrets espoirs d’isolement,
mais toujours déçus, car Mme de Saint-Ildefonse, que multipliait
certainement son souci vertueux, trouvait le moyen d’être, à la fois,
sur les talons de tout le monde.
Évidemment, cette gêneuse avait beau être chez elle,
elle était de trop dans la maison. Jamais la propriété ne s’était
présentée aux rancunes des anarchistes sous un jour d’abus aussi
monstrueux et intolérable.
Cet avis était particulièrement celui du célibataire
Tripet, mais non pour les mêmes raisons que nos amoureux. Tripet
avait simplement trop mangé. Il avait mis en présence, dans son
précieux abdomen, ces
deux irréconciliables ennemis qui sont le homard et le haricot
soissonnais. J’ai découvert la raison de cette haine
séculaire. Avec son armure dont l’émeraude vivante et sombre se
pourpre à la cuisson, comme s’ensanglantait au combat la cuirasse
des chevaliers d’antan aux tournois et à la guerre, le homard
représente le monde héroïque qui envoyait des défenseurs au
Saint-Sépulcre, le monde des gentilshommes vêtus de fer, des
cavaliers bardés de métal, maniant l’estoc et la lance. Le haricot
soissonnais, lui, personnifie la guerre contemporaine, l’artillerie
triomphante du courage personnel, la poudre sans fumée. C’est donc
deux traditions militaires différentes, exaspérées, intolérantes
qu’on emprisonne ensemble en les mêlant dans une agape imprudente.
Tripet avait commis cette faute et était devenu, certainement, un
champ de bataille où toutes les nuances combinées des deux
stratégies s’enchevêtraient en une mêlée douloureuse et pleine de
sournois grondements.
Mais j’ai dit la timidité de son caractère. Il
aurait mieux aimé mourir que de demander où il pourrait contraindre
tous les combattants à une sortie suprême et désespérée. Avec son
flair de canonnier, il avait bien essayé de découvrir l’emplacement
de ce Pharsale. Mais lui aussi était suivi par Mme de
Sainte-Ildefonse, qui ne le savait pas si parfaitement inoffensif en
amour. Il fallait à tout prix écarter cette femme. Il y réussit sans
se ruiner, et comme vous allez voir.
L’angoisse générale était au comble, quand un cri :
« Ah! mon Dieu! » tragique dans son intensité, détourna toutes les
attentions. En même temps, tous les regards se dirigèrent vers un
grand arbre où Nestor,
le perroquet, échappé de son perchoir, se balançait joyeusement sur
une branche. Inutilement appelé par sa maîtresse au désespoir,
Nestor passa de son tilleul sur un autre appartenant au jardin du
voisin. Il était certainement perdu, si on le laissait aller plus
loin. Mme de Sainte-Ildefonse, suivie de ses nombreux domestiques,
se rua chez son compatriote mitoyen, chez qui commença une chasse en
règle à l’oiseau dont la crête narquoise était dentelée comme
l’armure de bouteilles cassée d’un mur.
C’est le sournois Tripet qui, lui, rageusement,
avait rendu la liberté à la bête, et, grâce à cette diversion, dans
les chambres bien coquettes, aux canapés obsesseurs où Gaspard et
Nysa, d’un côté, Hippolyte et Corysandre de l’autre, s’étaient
égrenés de concert, comme par hasard, aussi bien que dans l’asile
discret dont Tripet avait forcé la porte, tous ces heureux purent
entendre, de plus en plus lointaine, à mesure qu’il s’en allait
d’arbre en arbre, la voix de Nestor qui leur criait: « Bon appétit!
»