I
En une cage trop étroite, ridicule, comparable à
celle où La Balue expia l'amitié de Louis le onzième, ayant à peine
la place de s'ébrouer, sans piscine où baigner le bout de ses ailes,
c'était un perroquet vraiment mélancolique que celui qui attira la
pitié de Gaston des Andives et de Berthe, sa femme, tandis qu'ils
prenaient un chocolat détestable à la gare de Montbéliou. Ce
volatile infortuné appartenait, en effet, au gargotier
concessionnaire du buffet de cette station. Gaston des Andives et
Berthe sa femme étaient des âmes compatissantes et amoureuses. Le
jeune ménage effectuait, à travers la France, son voyage de noces et
aimait à répandre les bienfaits sur son chemin. Ils adopteraient
cette bête malheureuse et l'installeraient, à Paris, dans leur joli
appartement de la rue Saint-Florentin. Ils lui apprendraient la
musique divine des baisers et des paroles douces, en attendant
l'enfant qui leur bégayerait ses caresses. Ils demandèrent à
l'infâme chocolatier combien il voudrait de sa victime. Inutile de
dire que le bourreau investi de la confiance de la Compagnie leur
jura qu'il ne s'en séparerait à aucun prix, que c'était un perroquet
de famille à qui il était extraordinairement attaché. Tout cela
était pour en avoir davantage, de jeunes époux heureux ne
marchandent pas. Il en obtint un prix grotesquement élevé. Mais
Berthe était si contente! Le prisonnier, à qui un véritable palais
fut promis sur l'heure, fut emporté dans le wagon, au moment où
celui-ci s'ébranlait déjà. On le baptisa tout de suite. Comme ce qui
restait de son plumage sale et mal tenu était sensiblement vert, on
l'appela Pistache. Puis on lui offrit des gâteaux. Mais comme ils
venaient du buffet et qu'il les avait vu sucrer avec de la poussière,
il se garda bien d'en manger.
Il semblait cependant qu'il eût l'intuition de
l'existence plus heureuse qui s'ouvrait devant son bec recourbé. Car
il se secoua presque joyeusement et commença de parler de sa voix de
crécelle, mais que ses patrons jugèrent plus harmonieuse que celle
même du rossignol. Tout naturellement son bagage littéraire, qu'il
serait inconvenant de comparer à celui de M. Brunetière *, habillé
cependant de la même couleur que lui (l'habit ne fait pas John
Lemoinne*), se composait tout naturellement du vocabulaire des gares,
cris d'employés, propos de garçons, bruits de machines, tout ce
qu'il était accoutumé d'entendre. Il imitait, à s'y méprendre, le
gémissement des essieux au départ et le grincement des freins à
l'arrivée. Ses nouveaux maîtres étaient dans l'enchantement. Avec un
animal pareil, on n'aurait plus besoin de voyager pour avoir toutes
les illusions du voyage. C'est une formidable économie qu'ils
venaient de faire là.
Cependant le train, qui marchait vers l'occident,
s'enfonçait dans les poussières rouges du couchant; une grande
mélancolie descendait en ombres violettes sur le double chemin qui
fuyait aux portières, les arbres ayant l'air de courir en sens
inverse de la marche des wagons et les villages s'enfonçant dans une
brume dorée où tintaient les derniers angélus du soir. Dans les eaux
courantes qui coulaient en bas, les premières étoiles semèrent çà et
là une goutte d'or tremblante, et sur les nappes des étangs la lune
esquissait un fromage, destiné, sans doute, au repas frugal des
farfadets qui, comme les libellules, voltigent sur l'eau avec de
petites ailes transparentes et bleues. Les autres voyageurs du
compartiment, y compris Gaston des Andives et Berthe sa femme, se
préparèrent au sommeil plein de courbatures que comportent les nuits
en chemin de fer. Pistache, seul, n'avait pas sommeil. On eut beau
couvrir sa cage d'un plaid pour lui donner l'impression d'une ombre
plus épaisse encore, il continua de s'agiter, si bien que les
pauvres gens honorés de sa compagnie n'étaient pas assoupis depuis
cinq minutes qu'ils étaient réveillés par un formidable - Messieurs,
vos billets!
Mais en vain cherchaient-ils la casquette toujours
vissée à la tête de l’employé à la portière. C'était Pistache qui
répétait une des innombrables phrases qu'il avait entendues tous les
jours. Un vieux militaire très bourru qui roupillait dans un des
coins ne parla de rien moins que de lui tordre le cou. A cette
proposition, Berthe faillit se trouver mal sur l'épaule de son mari.
L'amoureuse sérénité de leur retour fut considérablemeat troublée
par la présence de Pistache dans le wagon.
II
A Paris, on lui donna une quasi-liberté dans le joli
appartement de la rue Saint-Florentin. Il voletait de chambre en
chambre, marquant son chemin, comme le Petit Poucet, de pain, mais
de pain digéré déjà. Il mouchetait les meubles de flocons de neige,
non pas de la ‘neige odorante du printemps’, comme dit Victor Hugo.
Il était devenu un véritable tyran dans la maison. Mais ses maîtres
ne l'en aimaient que davantage. Ne leur rappelait-il pas une bonne
action! Et puis, les êtres que nous adorons surtout sont ceux pour
qui nous avons le plus souffert. Son dictionnaire ne changeait pas
d'ailleurs. Vainement cherchait-on à lui apprendre des phrases
nouvelles. Rien que des propos de gare, y compris les jurons des
commissionnaires quand ils roulent des brouettes trop lourdes où nos
malheureux colis sont massacrés. C'était charmant.
Le baron Gaston des Andives était quelque peu poète.
Il faisait d'aimables à-propos, et c'était à la suite d'une
représentation mondaine où il avait été fort applaudi que Berthe
s'était éprise de lui. Un délicieux petit cabotin, d'ailleurs plus
inoffensif que ceux de M. Pailleron lui-même. IL n'avait aucune
prétention que plaire aux dames et cette prétention lui avait réussi.
Car je ne vous cacherai pas plus longtemps que la jeune madame des
Andives était de tous points délicieuse, blanche, dodue, de belle
prestance sans majesté désordonnée, avec un visage riant
qu'encadrait une belle chevelure châtaine aux tons changeants, douée
de tous les reliefs qui font le supplice des manchots, appétissante
et telle qu'on peut souhaiter l'épouse des cocus qu'on fait pour
fleurir les routes arides de la vie. Elle flattait la manie de son
mari et cultivait la comédie de salon. Une des premières soirées de
l'hiver qui suivit de près l'entrée de Pistache dans la maison car
c'est en automne que cet animal avait fait connaissance de ses
bienfaiteurs fut consacrée aux muses légères que cultivait Gaston.
On devait jouer chez lui la première revue de l'année. Il en avait
composé les couplets, et Berthe, en commère, devait, tout
naturellement, dire les plus jolis.
C'est un étincellement de bougies dans les salons de
la rue Saint-Florentin. On dirait qu'une constellation s'est prise
aux vitres comme dans un filet à papillons. Les voitures se
succèdent lourdement sous la porte cochère et des dames emmitouflées
de fourrures bénéolentes en descendent, dans un frisson de soie d'où
émerge un pied mutinement chaussé. Puis, dans la salle de spectacle
improvisée, ce sont les cancans de coulisse, un bourdonnement
qu'interrompent seulement les trois coups fatidiques frappés
derrière un joli rideau de soie aux franges d'or. Le prologue a un
succès fou. Le premier défilé des petites femmes est déclaré un pur
chef-d'œuvre. Berthe commence son rondeau. Elle l'achève dans une
tempête de bravos que coupent brusquement des coups de sifflet.
C'était Pistache qui, perché sur une glace, sifflait l'alarme comme
les locomotives en détresse. Mais on ne le vit pas tout d'abord.
Gaston, qui s'était rué du trou du
souffleur pour chercher l'impertinent, crut le
reconnaître dans un commandant de dragons qui avait fait inutilement
la cour à sa femme. Il alla lui donner deux soufilets et en reçut,
le lendemain, deux coups d'épée.
Il fut décidé, ce jour-là, que Pistache n'irait plus
dans le monde.
III
Mais on n'en fait que plus douce pour lui la joie de
l'intimité. Ce jour-là, Monsieur et Madame se sont levés tard et ont
déjeune dans leur chambre: un véritable déjeuner d'amoureux. Des
primeurs inachevées et des fruits ouverts errent sur la table non
desservie. Berthe a roulé une causeuse jusqu'au coin du feu et s'y
est frileusement blottie dans son élégant peignoir, plus délicieuse
à regarder que jamais dans ce demi-abandon de toutes ses grâces
coutumières. Des nonchalances exquises, faites, sans doute, de
fatigues délicieuses aussi, la font pareille à une pivoine jetée sur
des coussins, une pivoine rose aux pétales frissonnants. C'est un
délicieux poème de chair tiède et parfumée qu'on devine, qu'on
pressent sous les longs plis qui la sculptent, par places,
l'enveloppant seulement, à d'autres, comme une vapeur. Et, sa belle
tête renversée dans le tumulte fauve de ses cheveux, elle laisse
passer l'éclair nacré de ses dents entre ses lèvres entr'ouvertes.
Et Gaston la regarde, la contemple en une extase
très douce.
Ses regards descendent du front de son amie, tout
baigné d'ombres ambrées, et d'où sa crinière jaillit comme un fleuve
d'or sombre, à ses yeux demi-fermés qui ne laissent passer entre les
cils qu'une fumée bleue comme celle des encens, à son nez dont les
narines frémissent comme les ailes d'un papillon dans les lumières
roses du couchant, à sa bouche où la dernière flèche de sang du
soleil semble s'être posée, à son menton que ponctue une fossette
circonflexe comme l'aile d'une minuscule hirondelle bleue, à son cou
dont l'épiderme de soie se dore, aux rondeurs divines de la nuque,
au beau lac d'argent lunaire où le souffle invisible soulève les
deux vagues de sa poitrine, à l'arrondissement voluptueux de son
ventre reposé, toujours s'abaissant après s'être complu dans cette
énumération de grâces infinies.
Il en était là du cher voyage de ses yeux, quand
tous deux furent secoués, en sursaut, de leur adorable rêverie:
- Dix minutes d'arrêt! Buffet!... hurlait cet
imbécile de Pistache, en dodelinant joyeusement de sa tête remplumée,
narquois et les pattes accrochées aux plis épais des rideaux.