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Le château
des Birettes - on l'appelait encore ainsi dans le pays - était sis
sur un escarpement dont le pied baignait en pleine Creuse, dans ce
merveilleux paysage que George Sand a souvent décrit, en quelques
lignes, comme les maîtres font un tableau en quelques coups de
pinceau. Un tapis de gazons sauvages, où le printemps piquait des
anémones et des crocus, descendait, de ses assises, interrompu par de
petites roches bleues, hérissé de bouleaux aux tiges d'argent,
jusqu'au cours nacré de la rivière coupée aussi de pierres
luisantes et plates où les vipères aimaient dormir au soleil. A
l'horizon, sur des couchants rouges ou roses, suivant la saison, les
ruines imposantes de Crozant ,
se profilant avec d'héroïques silhouettes où les teintes de cuivre,
en automne, faisaient passer comme un muet appel de cor. Au bord de
Feau, çà et là, des rideaux de saulaie sous lesquels les truites se
détendaient comme des arcs, faisant passer un métallique frisson à
travers le réseau des verdures tendres. Un coin de nature, en un mot,
fait pour les modernes idylles où se complaisent encore les poètes
d'aujourd'hui, en souvenir du mélodieux Virgile que nos pères
connaissaient encore, que nos petits-neveux ne connaîtront plus. Eh
bien! tant pis pour ces savants cancres! Moi qui ai mordu aussi, et
d'une dent avide, au fruit des géométries supérieures et des
propositions divines, je donnerais toutes leurs découvertes pour un
vers des Bucoliques!
Ce n'était
pas par ironie, mais par habitude, que l'ancien manoir des Birettes
s'appelait encore un château, bien qu'il fût uniquement constitué,
pour le présent, d'une maison en assez mauvais état, d'aspect
exclusivement bourgeois, n'évoquant rien, en vérité, de féodal ni
de chevaleresque, une habitation ne respirant qu'une aisance
médiocre et portant ces traces d'abandon que la noblesse a laissées
partout derrière soi, quand la richesse s'est retirée d'elle. En mai,
cependant, c'était une charmante demeure quand les vignes vierges,
les clématites, les aristoloches, les pois de senteur, les volubilis,
toutes plantes au cœur plein de pitié pour les vieilles murailles,
pendaient à celles-ci leur décor de fleurs et de feuillages,
atteignant, de leurs branches folles, jusqu'au faîte où des frissons
d'ailes sortaient de dessous les tuiles usées. Tout autour aussi un
parterre bien soigné avec des massifs de roses de toutes les espèces,
accusant une main experte aux travaux horticoles et l'amour des choses
de la nature. Au pied des belles variétés, des massifs plus bas de
ces jolies roses du Bengale qui commencent, les premières et
s'obstinent à s'ouvrir encore même sous les premières gelées,
portant au coeur les diamants en givre après les premières perles de
la rosée.
C'est qu'une
véritable fée habitait cet idyllique et quelque peu délabré
séjour, - la petite marquise des Birettes, qui n'avait pas apporté
à son mari un sou vaillant, mais un trésor de beauté et de jeunesse
dont tout autre se fut montré plus fier et plus heureux que de la
fortune d'un roi. Châtaine de cheveux, mais plutôt brune, avec des
yeux bien transparents comme des pierreries, un teint mat et un
aristocratique profil, une taille belle et élancée, une démarche de
bonne reine allant porter l'aumône à ses sujets; mais, par-dessus
tout, un sourire d'une grâce infinie, une gaieté toujours souriante
dans le regard. Elle supportait la demi-pauvreté qui était son lot
avec une résignation charmante, adorant les fleurs et les bêtes,
ayant pour compagnons ordinaires une biche apprivoisée qui la suivait
partout, Mignonne, et un perroquet nommé
Gustave, qui ne quittait
guère son épaule et jacassait continuellement à son oreille comme
un endiablé. Mais d'autres animaux familiers encore composaient son
agreste cour: de petites poules blanches empanachées comme de petits
chiens havanais et de petits coqs qui semblent vêtus de pierres
précieuses. A tout ce petit monde, le perroquet Gustave, un érudit
dans son espèce, parlait sur le ton du commandement. C'était, à
vrai dire, le favori de la marquise et aussi sa grande consolation.
Consolation!
Morbleu! qui se permettait donc de contrister une aussi aimable
personne? Parbleu! son mari, le marquis des Birettes, un gentilhomme
grognon et qui n'était jamais content de rien.
II
Mon Dieu! je
veux bien que le temps présent ne soit pas exquis pour les
gentilshommes. Les titres ont perdu leur poids dans notre société
démocratique et le populaire se fiche absolument de ce que leurs
aïeux ont pu faire aux croisades. Tous les privilèges sont abolis.
Le plus charmant de tous, le droit de jambage , n'est plus exercé que
par les bonnetiers enrichis qui ne se gênent pas beaucoup avec les
pauvres filles du peuple. Au moins les seigneurs leur faisaient-ils,
par avance d'hoiries conjugales, de robustes enfants, de bons bâtards
qui devenaient des Dunois. Tandis que les bonnetiers enrichis
encombrent le petit monde de méchants avortons dont pas un ne serait
capable d'accompagner
Jeanne d'Arc à Rouen. Mais ce n'est pas une raison pour bouder
l'univers, comme le faisait ce marquis Gaëtan des Birettes dont
toutes les rancunes sociales pesaient sur la pauvre femme qui était
cependant de même souche originelle que lui.
Et cependant,
se donnait-elle un mal, l'angélique créature, pour lui complaire en
toutes choses, deviner ses moindres désirs, obtenir de lui un
remerciement ou un mot gracieux seulement qui ne venait jamais! Comme
on n'avait qu'un méchant galopin pour
faire les gros ouvrages, soigner les animaux et tenir en état le
jardin, c'était la marquise qui, de ses jolies mains effilées et
blanches, faisait tout le reste, qui préparait les repas, qui
entretenait les meubles en état, qui présidait à tous les soins
domestiques, non pour commander, mais pour exécuter en personne. Et
tout cela avec une bonne humeur! Toujours une chanson sur les lèvres, quand
elle était seule; toujours un sourire, quand il était là.
Et lui qui,
pendant ce temps-là, passait toutes ses journées à la chasse dans
un pays où il avait détruit le gibier depuis longtemps, et qui
revenait bredouille, jurant, sacrant, battant son unique chien,
n'éprouvait, de ce long et touchant dévouement, aucune
reconnaissance. Jamais il ne trouvait rien de bien dans ce qu'avait
fait sa femme pendant son absence. Vous croyez peut-être que celle-ci
se rebutait? Non! Elle redoublait d'efforts. C'est une rude force que
de savoir être constamment désagréable. Tenez, quand j'avais vingt
ans, je remarquais dans une pension d'artistes, dont j'ai parlé
quelquefois ici même, ce buffet germanique devenu buffet alsacien
depuis la guerre, où mes commensaux étaient Gustave Doré,
Feyen-Perrin, Français Delaplanche, quelquefois Courbet, souvent
Pierre Dupont,
toujours Harpignies, Jules Breton, Dalou, que sais-je encore? Tous
sont glorieux ou morts aujourd'hui. Je suis, au point de vue de la
renommée, le culot de cette couvée. Eh bien, il y avait parmi nous
un gaillard qui n'était rien du tout en art, mais qui était
horriblement difficile sur sa nourriture que d'ailleurs, seul d'entre
nous, il ne payait jamais. C'était le seul que notre hôtesse, une
amie pour tous, une bonne et intelligente fille, se préoccupât de
contenter. Il nous allait bien à nous d'insinuer timidement que le
poulet était trop cuit et le rosbif pas assez! Nous étions
rembarrés de la belle façon. Mais que le grincheux qui ne payait
jamais daignât un jour agréer un miroton, c'était une joie et des
élans de reconnaissance. En attendant, on lui recommençait tous les
plats qui ne lui plaisaient pas, en lui faisant des excuses jusqu'à
terre. Ineffable pouvoir de la mauvaise humeur élevée à la hauteur
d'une institution.
Ce que notre
marquis Gaëtan des Birettes jouait bien de cette musique-là avec la
pauvre petite marquise, mignonne cependant comme une colombe du bon
Dieu!
III
Ce matin-là,
néanmoins, elle avait juré de vaincre cette obstination à tout
trouver mauvais. D'abord, comme le temps était superbe, elle avait
mis le couvert en plein air, sous une tonnelle naturelle que faisaient
les clématites en s'enchevêtrant autour de la maison, une tonnelle
où le soleil faisait passer de petites flèches d'or piquant une
étoile sur les feuilles. Puis elle avait acheté, au marché de la
Souterraine, où elle avait été sournoisement la veille,- oh! la
grande course pour ses mignons petits pieds! - un perdreau rouge de la
plus tentante physionomie. Enfin elle avait pêché elle-même, dans
la Creuse, une truite superbe immédiatement jetée dans un
court-bouillon savoureux. Au fond de la cave, elle avait découvert
une bouteille que les araignées avaient vêtue d'une véritable
chemise. Comme entrée, une omelette aux potielles, un délicieux
champignon du Berry.
Pour le
moment, elle était en train d'étendre la nappe sur la table, une
nappe toute blanche et qui fleurait l'iris, au sortir de la grande
armoire de noyer. Bien également, elle l'avait tirée aux quatre
coins et avait aplani de la paume de la main tous les plis qui se
formaient au-dessus. Comme elle se baissait pour jeter un coup d'œil
à hauteur sur son ouvrage, le perroquet Gustave sauta de son épaule
sur la table. Et voyez ce malotru ou ce farceur d'oiseau (le perroquet
est un fumiste dans son espèce)! Vlan! Il
vous lâcha une belle crotte au beau milieu de la nappe. La pauvre
marquise en eut les larmes aux yeux. Mais comme elle était
l'indulgence même, elle remit l'oiseau sur son épaule sans avoir le
courage de le gronder. Comment faire cependant? Elle avisa une énorme
et large feuille d'aristoloche, la coupa et la porta à l'endroit
contaminé, de manière à cacher le dégât. Ce serait une façon de
dessous de plat rustique, qu'elle aurait eu l'air de mettre tout
exprès pour y poser successivement les mets.
Comme à
l'ordinaire, le marquis rentra bredouille et bourru. Elle s'en fut
gracieusement à lui, sans se désespérer, et lui dit, en
l'embrassant un peu malgré lui:
- Mon ami, je
crois vous avoir fait enfin un déjeuner à votre goût.
- J'en doute
répondit grossièrement le malotru.
Alors elle lui
énuméra joyeusement, radieusement, tous les plats qui composaient le
menu.
- Belle
cochonnerie fit-il en haussant les épaules.
- Mais enfin,
qu'auriez-vous voulu? s'écria-t-elle dans un sanglot.
Le rustre,
tout en riant méchamment de sa détresse, lui répondit:
- Du caca!
- Ah! mon
mignon! en voilà justement! fit-elle en soulevant la feuille
d'aristoloche.
Et Gustave,
qui était toujours perché sur son épaule, ajouta de sa voix la plus
gracieuse:
- Monsieur le
marquis est servi!