Il y a
quelques mois encore de cela, c'était sur une tombe du cimetière
Montmartre, particulièrement désolée et abandonnée, que ces
simples mots se lisaient à grand'peine, les rouilles de la mousse les
dessinant, seules, en jaune sale, sur la pierre fendillée et noire.
Un peu plus bas, dans un coin, et écrite de la même encre passée,
ces autres mots étaient tracés en moindres caractères:
Concession
à perpétuité.
Et quoi rien
de plus? Pas un regret, pas un adieu, pas une vertu à ce triste
défunt? Ni bon père, ni bon époux, ni bon oncle, ni bonne tante,
rien rien rien? Aussi les mausolées voisins, tous pimpants et
entourés de jardinets galants, regardaient-ils avec un singulier
mépris le misérable monument perdu dans les hautes herbes et
avaient-ils l'air de se dire entre eux: « Qu'est-ce qui nous a fichu
un pareil voisin? » Vous savez, en effet, que lorsqu'on parcourt les
inscriptions et épitaphes, répandues à profusion dans nos cités
mortuaires, on est étonné de voir combien le monde est mieux
composé qu'on ne le croirait au premier abord. C'est à se demander
comment des huissiers et des procureurs ont pu trouver à vivre dans
une société qui ne'comptait que des gens irréprochables ou même
sublimes.
Réjouissons-nous donc
de mourir! C'est alors seulement, suivant toute vraisemblance, que
nous commencerons à fréquenter la bonne compagnie.
Mais qu'avait
donc fait ce Jaquot pour être seul déshérité de tout mérite au
milieu de tant de morts estimables? Mon Dieu! rien du tout. C'avait
même été un fort brave homme de son vivant, mais il avait eu le
tort immense de ne laisser après lui que des neveux qui n'avaient pas
trouvé son héritage aussi gros qu'ils l'espéraient et ces mauvais
parents s'en étaient vengés en l'enterrant fort mal, et en le
négligeant tout à fait après son enterrement. Encore
regrettaient-ils amèrement d'avoir été obligés, par le testament,
de lui offrir un gîte perpétuel et l'avaient-ils traité à cette
occasion à la fois de prodigue et de crasseux, ce qui n'est pas le
comble de la logique des adjectifs. Il y avait donc une vingtaine
d'années qu'ils n'avaient fait la moindre visite à ce trépassé
mélancolique, lequel dormait sous une forêt vierge de ronces que les
araignées automnales tendaient
de fils
d'argent et de rosaces diamantées par la rosée.
Or, il advint
qu'un jour une vieille dame, cachant sous un châle un petit paquet
fort bien ficelé, s'arrêta devant cette tombe délaissée et se
tapota le front du doigt comme frappée d'une idée subite. Après
avoir regardé si personne ne la voyait, elle s'agenouilla parmi les
gazons échevelés et revécues, se mit à creuser sourdement sous la
pierre avec un couteau, fit un trou profond et oblique dans la terre,
puis, avec un énorme sanglot dans la poitrine, y enfouit son
mystérieux colis. Après quoi elle se mit à prier pour de bon,
levant au ciel des yeux inondés de larmes et marmottant
d'inintelligibles paroles à Celui qui comprend toutes les langues...
,
mais y fit planter des roses, des géraniums et des bruyères en
massifs ingénieux et symboliques. La pierre du mausolée fut
soigneusement grattée et devint resplendissante comme un marbre, dans
les cafés biens tenus. Puis la baronne revint tous les jours suivants,
à la même heure, passer des heures entières à se souvenir!
Bientôt feu
Jaquot, qu'elle n'avait pourtant jamais connu, mais dont elle lisait
le nom sans cesse, s'identifia pour elle avec les mânes de son
kakatoès. Il lui sembla que ces deux morts ne faisaient qu'un: une
vraie paire d'inséparables. Si bien qu'elle en vint à trouver
absolument inconvenant pour son oiseau le silence de cette tombe sans
épigraphe. Elle manda le marbrier, et tous deux rédigèrent ensemble
une inscription qui fut immédiatement tracée au-dessous du nom de
Jaquot, et que voici dans son affectueuse simplicité:
IL CHANTA,
IL AIMA, IL PASSA, ET SERA ÉTERNELLEMENT PLEURÉ
Au-dessous,
des virgules simulaient des larmes dans le granit, et un joli petit
sablier était traversé par deux faux, ce qui devait bien y gêner le
passage du sable. Enfin, plus bas encore et en pendant à la mention Concession
à perpétuité, ces deux vers de Malherbe:
Il était de
ce monde où les plus belles choses
Ont le pire
destin.
Or, il advint
que les neveux du vrai Jaquot furent amenés au cimetière par
l'enterrement d'un ami. Ces gens sans cœur, qui méditaient déjà un
excellent dîner chez le père Lathuille, pensèrent qu'un bout de
promenade, entre l'enterrement et le repas, les mettrait en appétit.
Aussi commencèrent-ils à parcourir les allées funèbres en
s'arrêtant devant les tombes illustres pour faire un tas de
réflexions déplacées, comme d'insipides bourgeois qu'ils étaient.
L'une des demoiselles Jaquot-Mitounard demanda fort sérieusement si
le Cavaignac qui était couché là dans son manteau de bronze était
celui qui avait assassiné Henri IV au château de Blois.
Son frère
Honoré Jaquot-Mitounard la reprit en lui faisant observer que
c'était sur le Pont-Neuf, en marchandant des lorgnettes et presque au
pied de sa statue que le roi Poule-au-Pot avait été frappé. La sœur
cadette se préoccupa beaucoup de savoir si le David qui avait
sculpté je ne sais plus quelle statue était le même qui avait
écrit les Psaumes, composé le Désert, peint l’Enlèvement
des Sabines et chanté les basses profondes à l'Opéra! – Ah!
le joli tas de cancres que ces héritiers Jaquot! Vous ne pouvez pas
vous imaginer combien je les déteste.
- Tiens! si
nous allions voir l'oncle s'écria Pancrace Jaquot-Laveyssière. Il me
semble que sa botte est par là.
- Au fait!
répondirent en chœur les autres, nous pourrons y faire de l'herbe
pour nos lapins.
Cette
plaisanterie sacrilège eut un succès scandaleux, et c'est avec des
propos semblables que ces neveux sans entrailles (quelle chance à
l'époque des melons!) s'avancèrent vers le monument où dormait leur
bienfaiteur en société d'un vieux perroquet.
- Ah! mon Dieu!
Ainsi
dirent-ils (toujours en choeur), en apercevant la tombe coquettement
parée et posée dans un nid de verdure.
Et ils
répétaient, comme des idiots:
- Jaquot!
Jaquot! c'est pourtant bien ça!
Ce fut bien
autre chose encore quand ils commencèrent à lire l'inscription due
aux soins de Mme de Castel-Mouillé.
- Il chanta!
- Si on peut
dire L'oncle avait la voix plus fausse qu'une seringue!
- Il aima!
Ah! le gredin!
Eh bien il était joli pour faire le débauché !
– Il passa!
C'est bien ce
qu'il a fait de mieux.
- Il sera
éternellement pleuré!
Ça, par
exemple, des mouchettes!
Et de leurs
poitrines méchantes s'exhala, dans un formidable tutti, cette
proposition malveillante et calomniatrice:
- Ce n'est pas
étonnant que ce pingre nous ait si peu laissé; il avait une
maîtresse! C'est elle qui pare chaque jour son tombeau.
Et, comme de
vilaines brutes, ils se mirent à couper les fleurs avec rage, à
saccager le jardinet, à faire un tas de polissonneries sur la pierre.
Ils en étaient là de leur fureur iconoclaste quand Mme la baronne,
qui marchait silencieusement et les yeux baissés, dans l'attitude du
recueillement, apparut brusquement au tournant de l'allée.
- Malheureux!
s'écria-t-elle en accourant.
Un ricanement
infernal lui répondit.
– C'est elle!
C'est sa maîtresse! clamèrent les goujats.
Et le chef de
la dynastie des Jaquot-Laveyssière, qui était un