Un
chat, deux chiens, une perruche,
un
nuage d'hirondelles
I.
Moeurs des perroquets et des perruches. Pourquoi ils vivent
avec
les hommes. Histoire authentique. Saint-Leu-Taverny.
Paysages.
A quoi me sert ma perruche. Comment les cages
s'ouvrent.
Une députation d'enfants. Une expédition où je ne
reste
pas au-dessous du sultan Amurat IV. Trop tard ! Discussion parlementaire...
et anecdotique. Le chat du musée
de Marseille.
Sa
mort et sa
résurrection. Ses impressions de voyage.
L'Horloge
du Musée. Annibal, Fernand
Cortès et Robinson
distancés
par un quadrupède.
Saint-Leu-Taverny,
1er Octobre 1854.
Le
perroquet est une erreur de la nature, erreur qui a été corrigée
par la
perruche.
Nous
parlerons un jour de la perruche multicolore, la plus belle fleur
vivante
de
l'Inde. Aujourd'hui, il s'agit de la perruche verte, cet oiseau à
collier qui
a
le don de la parole comme le perroquet, et n'en abuse pas pour pousser
des
cris
intolérables, dignes d'un ténor applaudi.
Il
est triste de le dire, mais la vérité avant tout : si les perroquets
et les
perruches
se trouvent à leur aise dans la société des hommes ; s'ils les
regardent
comme de vieilles connaissances ; s'ils leur demandent l'aumône du
déjeuner
avec un ton de voix si mielleux, c'est que la nature a destiné ces
oiseaux
à vivre dans la société des quadrumanes. Sans éducation première,
tout
animal
aime ou redoute ce que ses instincts lui conseillent d'affectionner ou
de
craindre.
Les perroquets et les perruches sont les parasites des singes ; ils
volent
sans cesse autour des arbres où ces histrions des bois brisent les
écorces
des fruits, dévastent l'arbre à pain, cassent les noix de coco ; ces
oiseaux
parleurs, dont le bec est trop faible pour un pareil travail,
ramassent
les
miettes du festin, et, instruits à l'école oratoire des singes, ils
les
remercient
en imitant leurs cris, et leur disent, comme ils peuvent, qu'ils ont
très
bien déjeuné.
Ainsi,
le bon accueil que ces oiseaux font à l'homme n'est pas très
flatteur
pour
le genre humain. Il est vrai de dire aussi qu'une perruche ne peut
avoir
dans
l'oeil cette délicatesse de goût qui fait distinguer un vieux faune
de
l'Apollon
du Belvédère. Peut-être encore l'oiseau reconnaît que l'homme est
plus
beau
que le singe ; raison de plus alors pour lui de rechercher sa société
avec
plus
de plaisir. Ce qu'il y a de positif, c'est que les oiseaux qui n'ont
pas
besoin
des singes pour vivre avec luxe, sont très timides et redoutent
l'homme
comme
un vautour aptère, c'est-à-dire non ailé.
Les
perroquets et les perruches ont, dans les bois, les moeurs gourmandes
que
nous
leur connaissons dans les villes, sur leurs perchoirs. Ils ne se
contentent
pas
du repas frugal de la graine ; ils convoitent tout ; ils s'agitent
devant
toutes
les friandises ; ils demandent à goûter chaque plat qui passe sur
une
table
; ils aiment, par gourmandise inassouvie, tout ce que l'homme paraît
aimer.
Dans la vie libre des forêts indiennes, ces oiseaux ont sans doute
des
appétits
plus voraces ; leur bec peut bien travailler une canne à sucre ou
égrener
un épi de riz, mais la diversité dans les plats est leur passion
dominante
; ils sont alors obligés à suivre, d'arbre en arbre, des quadrumanes
aussi
gourmands qu'eux et plus habiles à varier le festin.
Ce
préliminaire était indispensable pour l'histoire que nous allons
raconter ;
si
elle paraît fabuleuse, nous appellerons en témoignage tous les
habitants du
village
de Saint-Leu-Taverny. Les pièces justificatives ne nous manqueront
pas.
Vers
la fin de l'été dernier, j'habitais ce joli village de Saint-Leu.
J'adore
cette
résidence champêtre, où rien ne rappelle la ville. On trouve là un
musée
naturel
des originaux copiés par les illustres paysagistes de l'école du
Nord.
Il
y a des Wynantz, avec leurs grands arbres découpés par d'étroites sémites
où
passe
le chevrier ; il y a des Berghem, où la bergère à cotte rouge se détache
sur
un fond vert ; il y a des Ostade d'été ; des Demarne, où s'étendent
les
grands
pâturages ; des Asselyn, aux horizons infinis ; des Jean Miel, avec
leurs
scènes
rustiques ; des Jean Breughel, avec leurs forêts traversées par des
caravanes
villageoises ; des Van-der-Neer, avec leurs clairs de lune solaires,
qui
jouent sur la surface calme des eaux. C'est la nature septentrionale,
soeur
de
l'autre, et toujours belle pourtant aux rayons de l'été. On y voit
aussi des
lavoirs
dans les touffes de frênes, où de jeunes filles travaillent comme
Andromaque
et Nausicaa, princesses du blanchissage, et suspendent le lin aux
branches
d'un saule riant ; on y trouve des ruisseaux limpides qui courent les
rues
; de vastes étables où des coqs se promènent fièrement comme des
rois dans
un
palais ; des hôtelleries où le feu flamboie sous le manteau des
cheminées
féodales
; et de tous côtés, par-dessus le toit des maisons basses ou par les
éclaircies
des carrefours, on aperçoit de gigantesques panaches d'arbres, des
lambeaux
de forêts sombres, de jolis jardins où toutes les flores s'associent
pour
embaumer l'air et réjouir les yeux.
Quand
on a beaucoup d'oiseaux en cage, on est obligé de les transporter à
la
campagne.
Je conduisis donc les miens à Saint-Leu, pour les faire jouir de ce
délicieux
paysage.
J'aime
beaucoup les perruches, et malheureusement mon affection pour ces
oiseaux
est
intéressée. Au fort de l'hiver de Paris, je me dis, comme
consolation, en
regardant
ces oiseaux indiens :
-
Ils vivent ici par dix degrés de froid, donc je puis y vivre.
Mon
affection est d'un égoïsme révoltant. Il y a, d'ailleurs, beaucoup
d'affections
comme celle-là, et dans lesquelles les perruches n'entrent pour
rien.
Entre
autres perruches de toutes couleurs dont Buffon ne parle pas, j'en ai
une
très
jeune, très sauvage, et rétive à l 'éducation. Elle écoute les leçons
de
toutes
les formules du répertoire de sa race, mais elle ne répète rien. Un
oiseleur
que j'ai consulté m'a dit :
-
Il faut la mettre en pension chez un perroquet.
Conseil
perfide ! elle en saurait trop.
Elle
était donc à Saint-Leu, enfermée dans une cage du côté de la
campagne ;
elle
jouissait d'une vue superbe ; un horizon de collines, de bois et de
jardins,
et des fleurs partout, et des chants d'oiseaux sur les arbres, et pas
un
orgue de Barbarie, pas une cavatine de roues d'omnibus.
Un
jour arrive où les cages les mieux fermées s'ouvrent. Qui les a
ouvertes ?
Est-ce
vous ? - Non. - Est-ce vous ? - Non. - Ma cage s'ouvrit donc d'elle-même,
et
la perruche prit au vol le grand chemin de l'air.
Quand
ces catastrophes domestiques arrivent à Paris, on fait imprimer cinq
cents
affiches
et on promet cinquante francs de récompense. Six mois se passent ; la
perruche
ne reparaît pas. On gagne cinquante francs. Ils servent à payer les
affiches.
Tout n'est pas perdu.
Ce
procédé n'est pas connu à Saint-Leu. Il y a un enfant qui exécute
très bien
un
solo de tambour, convoque les passants sur la place de la mairie, sur
la
place
de
la Fontaine
, devant l'auberge de
la Croix-Blanche
, leur annonce l'objet
perdu,
promet une récompense honnête, et indique le domicile où on récompensera
honnêtement
la restitution.
J'eus
donc recours à cet enfant ; il joua son rôle comme un homme sérieux
; il
indiqua
le domicile de la perruche, rue du Château, 32.
On
se mit à la recherche de tous les côtés.
La
société parisienne et artiste au milieu de laquelle je me trouvais
à
Saint-Leu
portait le plus vif intérêt à la perruche, et on désespérait
généralement
de la revoir.
Les
raisons que chacun donnait avaient une apparence spécieuse. A Paris,
disait-on,
le premier commissionnaire du coin trouve une perruche envolée ; cet
oiseau
ne voit que des maisons et n'entend que des omnibus, il ne demande pas
mieux
que de se laisser reprendre ; mais dans un village entouré de bois,
de
jardins
et de fontaines, une perruche a retrouvé sa vie libre et ses
perchoirs
naturels.
Nous ne la reverrons plus.
Rien
n'est triste à l'oeil comme une grande cage qui a perdu son locataire
ailé
;
on y replace en imagination l'oiseau charmant ; on le voit sautiller
sur les
barreaux,
lustrer ses plumes avec son bec, déployer toutes ses grâces d'ange,
tressaillir
devant le grain de sucre offert par deux jolis doigts. L'absence
couvre
de son deuil ce petit Eden grillé. On le regarde à travers des
larmes,
et,
au moindre chant aérien, on croit que l'enfant prodigue va revenir.
Pendant
quinze jours, le crieur exécuta trois fois ses solos de tambour ;
personne
n'arrivait plus à l'appel ; il faisait sa proclamation dans le désert.
J'entendais
dire à chaque instant ces lamentables paroles :
-
Il faut en prendre le deuil !
Heureusement,
la chasse n'était pas ouverte. Les chasseurs sont sans pitié, les
novices
surtout ; ils ne sont pas forts sur l'ornithologie ; au point du jour,
ils
peuvent confondre une perruche et un perdreau, et faire feu. Une sage
mesure
de
police avait remis au 15 septembre l'ouverture de la chasse ; je ne
redoutais
rien
encore de ce côté pendant un mois et demi.
Un
jour, nous voyons arriver une députation d'enfants, rouges de sueur ;
le plus
âgé
prit la parole et dit qu'on avait vu la perruche dans le parc du château
de
Boissy.
Toute
la députation affirma la chose, et elle s'offrit pour me conduire à
ce
parc.
-
Est-il bien éloigné ? demandai-je.
Un
choeur enfantin répondit :
-
Trois lieues.
A
Saint-Leu, on n'a pas encore admis les kilomètres. On appelle même
le maire
monsieur
le bailli. Le chemin de fer est très éloigné de Saint-Leu.
-
Trois lieues ! repris-je, c'est un voyage, et la chaleur est très
forte
aujourd'hui.
Je
demandai aux enfants cinq minutes de réflexion ; on me les accorda.
En
ce moment, je travaillais à mon Histoire de Constantinople, et j'étais
arrivé
au
règne de Murad, ou Amurat IV (1635) ; le matin même j'avais écrit
cette
longue
campagne d'Asie, lorsque ce glorieux sultan partit de Scutari pour
aller
prendre
Bagdad, au mois de juillet. Il était jeune et charmant ; il habitait
un
palais
délicieux sur le Bosphore ; il passait pour un dieu parmi les
croyants ;
il
avait dans ses trésors toutes les richesses des Mille et Une Nuits,
et un
beau
jour il abandonne tout pour traverser les déserts de feu, les vallons
de
neige,
les fleuves sans ponts, les plaines sans eau, pour aller assiéger
Bagdad.
Je
rougis de ma faiblesse devant un pareil exemple, et, n'ayant rien de
ce
qu'avait
Murad IV, je me mis en campagne en plein midi, pour assiéger la
perruche
dans un parc beaucoup moins éloigné que Bagdad.
Les
enseignements de l'histoire sont fort utiles dans certaines occasions.
Nous
traversions une plaine assez semblable à celle où Lucullus découvrit
les
cerisiers.
Je marchais en tête des enfants, qui maraudaient selon l'usage des
armées
à jeun et des écoliers en vacance.
Nous
arrivâmes au parc de Boissy. Le jardinier de l'endroit, désireux
d'avoir la
récompense
honnête, me désigna l'arbre où la perruche s'était montrée tous
les
jours
précédents ; il me désigna aussi sur le gazon les graines de millet
et les
débris
de pain, éparpillés par les enfants, qui jouaient le rôle de la
Providence
; il me montra même le bassin d'eau limpide où l'oiseau fugitif se
désaltérait
après ses repas ; il me montra tout enfin, excepté la perruche. Je
me
rappelai les vers qu'Orphée adresse à Eurydice perdue ; je les
chantai sur un
air
de Rossini ; les échos, qui ne sont jamais en peine de répondre, répondirent
seuls
à ma voix tout le long de la rivière :
Toto
referebant flumine ripæ.
Le
jardinier inclina la tête en me disant pour adieu l'éternelle phrase
des
regrets
:
-
Ah ! si vous étiez venu hier !
Je
n'étais pas venu hier ; le malheur de ce retard était incurable. Il
fallut
pourtant
donner une légère gratification à ces enfants, qui avaient nourri
la
perruche
à leurs frais pendant quinze jours.
A
mon retour, je répondis par un silence morne aux questions qu'on
m'adressa. Il
fut
admis unanimement que l'oiseau avait suivi, comme Mme Deshoulières,
les prés
fleuris
qu'arrose
la Seine
, et qu'il arriverait au Havre, si un chasseur ne
l'arrêtait
pas en chemin.
Quelques
jours après, Bernard, le conducteur d'omnibus de Franconville, vint
nous
annoncer qu'il avait vu la perruche aux Plessis, à très peu de
distance de
la
station. M. Decroix, épicier à Saint-Leu, nous confirma la même
chose. Ce fut
pour
moi un trait de lumière ; je pris le ton inspiré d'un oracle de
Delphes, et
je
dis :
-
Maintenant, je vous affirme qu'avant un mois la perruche sera rentrée
dans ses
foyers.
On
me proposa des paris, je les tins, avec la légitime espérance de les
gagner.
Un
soir, à la veillée, sous les arbres, on me demanda si je persistais
dans mes
paris.
-
Plus que jamais, répondis-je, et tout prêt à en engager de nouveaux.
On
voulut connaître la cause secrète de ma conviction inébranlable ;
je cédai à
ce
désir, et je débutai ainsi :
-
Je puise ma conviction dans une histoire assez curieuse, qui a eu pour
théâtre
le
musée de Marseille en
1842. C
'est un chapitre d'histoire naturelle inédite,
comme
toute l'histoire naturelle, d'ailleurs... ; il s'agit d'un chat...
A
ce mot, je fus interrompu comme un député à la tribune. On s'écria
en choeur
qu'il
s'agissait d'une perruche et non d'un chat.
Je
calmai d'un geste les interrupteurs et les jeunes interruptrices, et
je les
priai
ensuite de vouloir bien attendre la fin.
Tous
se turent, conticuere omnes, et je repris gravement :
-
En 1842, il y avait, chez le gardien du musée de Marseille, un chat
très vieux
et
très mélancolique ; il avait perdu toutes les habitudes de la petite
race
féline
; il ne lustrait plus sa fourrure avec sa patte ; il ne prenait plus
de
jolies
poses de sphinx ; il ne s'intéressait plus au sabbat de la cave ; il
ne
se
mettait plus à la fenêtre pour voir passer les chiens ; tout lui était
indifférent.
Il avait l'air de méditer un suicide ; à Memphis, il y a quatre
mille
ans, on aurait veillé sur lui ; mais, à notre époque, ces animaux
ont
perdu
leur antique considération ; ils sont accusés de rendre le mal pour
le mal
;
et on leur préfère les chiens, parce qu'ils rendent une caresse pour
un coup
de
pied. Les chats sont les victimes de leur logique et de leur justice.
Quelques
personnes, douées encore du sens égyptien, rendent hommage à leurs
nobles
qualités.
Aux
yeux de certaines gens, les chats ont le tort de vieillir ; dès
qu'ils ne
sont
plus jeunes, ils ne sont plus chats ; alors, on trame contre eux de
ténébreux
complots ; on les regarde d'un air menaçant ; on leur prodigue les
insultes,
et ces pauvres animaux cherchent un coin sombre pour y traîner les
derniers
jours de leur vieillesse, et ils laissent lire dans leurs yeux à demi
fermés
et sur les rides de leur front, tout ce qu'ils pensent de
l'ingratitude
des
hommes et des caprices des enfants.
A
la suite d'un complot tenu dans le musée, il fut arrêté que le chat
de
l'établissement,
coupable de vieillesse, serait mis dans un sac et confié à un
paysan,
ami des chiens, lequel se chargeait gratuitement de le précipiter, du
haut
du Saut de Maroc, dans la mer.
Le
Saut de Maroc est un rocher à pic, sur le chemin du village de Rove,
à trois
lieues
de Marseille. Il y a une légende sur ce précipice ; je vous la
raconterais
volontiers, mais, si nous nous embrouillons encore dans un épisode,
nous
ne retrouverons plus la perruche au dénouement.
Le
paysan s'acquitta, sans remords, de cette exécution. A son heure suprême,
le
chat
avait retrouvé toute l'énergie de sa jeunesse ; il se débattit
contre le
sbire
avec un reste de griffes et de dents ; mais il avait affaire à un
agriculteur
bronzé sur l'épiderme, qui ne lâcha pas sa proie et la précipita
du
haut
de la montagne, en gardant le sac par esprit d'économie.
Cette
mauvaise action avait été commise dans un musée tout rempli de
reliques
égyptiennes
et surtout de momies de chats, remontant à la domesticité des
Pharaons.
Un
an ou quatorze mois après, pour mieux dire, le gardien du musée,
rentrant à
minuit,
entendit sur l'escalier une plainte aiguë et intermittente, qui lui
causa
une certaine émotion. Puis, comme il jetait les yeux, par devoir
d'inspection,
sur l'embrasure d'une fenêtre intérieure, il aperçut, dans la plus
suppliante
des poses, le chat du Saut de Maroc... L'heure de la nuit fit croire
à
une apparition de fantôme ; poltron comme tous les gardiens, il
allait tomber
à
genoux et demander grâce, lorsqu'un reste de sentiment viril l'arrêta
: il
trouva
plus honorable d'ouvrir lestement la porte de sa chambre et de s'y
réfugier,
en s'y protégeant par des signes de croix.
La
nuit fut mauvaise ; il dormit peu, et rêva que le Musée était assiégé
par des
momies
lugubres, conduites par Champollion.
Le
lendemain, à l'heure où les fantômes disparaissent devant le soleil,
on
aperçut
le chat nonchalamment posé sur une natte, devant la porte du musée
égyptien.
Il s'opéra tout de suite une réaction en sa faveur ; on lui accorda
ses
grandes entrées ; on l'accabla de soins ; enfin, on le traita comme
un jeune
chien
ou comme un jeune chat. Seulement, par intervalles, on entendait cette
exclamation
de surprise :
-
Comment diable est-il revenu ! il doit être sorcier !
Le
plus étonné de tous fut le paysan bourreau ; il recula de trois pas,
croisa
les
mains au-dessus de sa tête et exécuta la fameuse pantomime de Talma,
précipitant
les Gaulois du haut du Capitole, dans Manlius.
Les
Gaulois ne revinrent pas chez eux : on les avait trop bien précipités.
Rassuré
complètement sur son avenir, le vieux chat rajeunissait à vue d'oeil,
et
se
livrait même, par boutades, à des ébats enfantins. Ces êtres, que
nous
appelons
des animaux, parce que nous ne craignons pas la riposte, ont à un
suprême
degré la conscience du malheur et du bonheur, et prennent toujours
des
allures
et une physionomie conformes à leur état de fortune. Le chat
malheureux
s'oublie,
se résigne, se néglige et adopte les airs d'un philosophe stoïcien,
qui
fait un perpétuel monologue sur les vicissitudes de la vie ; mais, si
un
rayon
vient à luire, il secoue son indolence, cherche le soleil, se pavane
sur
les
murs, relève ses oreilles, s'assoit fièrement en public, et se réhabilite
à
ses
propres yeux en détachant de sa fourrure, avec le peigne de sa patte,
toutes
les
souillures de la pauvreté.
Ainsi
faisait le chat du Saut de Maroc ; on ne le reconnaissait plus,
tellement
les
soins de la toilette l'avaient remis à neuf.
A
cette époque, j'avais un logement dans le musée de Marseille, et
cette
histoire
se passa sous mes yeux. Je fis tous les efforts possibles
d'imagination
pour
m'expliquer ce retour, après une absence de quatorze mois, et j'en
causais
même
souvent avec le directeur du Muséum d'histoire naturelle, mon ami
Barthélémy
Lapommeraye, homme d'esprit, quoique très savant. Nous fîmes même
un
jour
ensemble un pèlerinage au Saut du Maroc, et de cette hauteur, en
apercevant
Marseille
si éloignée, si enveloppée de collines, de bastides innombrables et
de
flots
marins, nous comprîmes moins que jamais de quels expédients le chat
s'était
servi pour regagner sa maison.
Je
me plais à m'acharner à la poursuite d'une idée comme à la
poursuite d'un mat
aux
échecs ou d'un trick impossible au whist. Un jour, le hasard d'une
succession
de pensées me mit sur la voie de la découverte, et je m'écriai,
comme
l'illustre
géomètre :
-
J'ai trouvé le problème !
Les
chats, comme les oiseaux, ont dans le sens de l'ouïe une délicatesse
de
perception
dont notre sourde oreille humaine ne peut nous donner aucune idée.
Or,
le chat du musée, mal précipité du Saut de Maroc, se raccrocha
probablement
aux
pins et aux saxifrages qui hérissent la montagne ; revenu de sa
frayeur, et
tenant
à la vie comme tous ceux de sa race, il songea sérieusement à
regagner la
maison
témoin des jeux de son enfance, et d'où il avait été arraché par
un
ennemi
extérieur.
Ici
commence une odyssée qui supprime le génie inventif du héros d'Homère.
Ulysse
est l'homme des expédients vulgaires auprès de notre chat. Quant à
celui
du
marquis de Carabas, c'est tout simplement un niais. J'aime mieux la façade
du
Louvre
de Perrault.
Le
chat n'avait jamais vu la mer, monstre immense, redouté de tous les
animaux
de
la race féline, surtout des lions. Notre malheureux exilé s'écarta
au plus
vite
de cette meute de vagues orageuses qui aboyaient au bas du précipice.
Parvenu
au sommet calme d'une montagne, il prêta l'oreille et entendit, au
lever
de
l'aurore, un bruit lointain très connu de lui, le bruit d'une grande
ville
qui
se réveille, le carillon des cloches, les roulements de tambour, le
fracas
des
roues des charrettes qui se rendent au marché.
-
La ville est là, de ce côté, a-t-il dit ; marchons vers son bruit ;
après,
nous
verrons.
La
campagne offre de grandes ressources aux chats pèlerins ; ils vivent
de
chasse,
comme les sauvages Makidas ; le gibier abonde : il y a des sauterelles,
des
cigales, des rats des champs, des grenouilles, une carte très variée
enfin,
comme
disent les affiches des petits restaurants parisiens. L'eau est à
discrétion.
A
côté de ces avantages, il y a de grands inconvénients : il y a les
chasseurs
marseillais
qui, ne trouvant toujours qu'un gibier absent, se vengent contre le
premier
chat venu ; il y a les paysans, jaloux de leurs garennes ; il y a les
chiens,
qui se croient obligés d'aboyer à toutes les diligences et à tous
les
chevaux
qui passent sur la route, et rendent ces parages fort dangereux ; mais
un
vieux chat qui sait se conduire flaire de loin tous ces périls, et
les tient
à
distance avec un sûreté infaillible de coup d'oeil. Ensuite, le chat
est doué
d'une
patience merveilleuse, il sait se blottir, tout un jour, dans un asile
reconnu
sûr, après un long examen de l'ouïe et de l'odorat ; il sait
attendre la
nuit,
sombre mère de la sûreté, et son oeil phosphorique, illuminant les
ténèbres,
le conduit sur des sentiers inconnus de ses ennemis.
Notre
pauvre voyageur a donc franchi, sans encombre, la campagne, toujours
guidé
par
le bruit de la ville, bruit qui s'est fait plus distinct chaque jour.
C'était
beaucoup, sans doute, d'arriver jusqu'à la limite de l'octroi ; mais
il
fallait
trouver une maison dans une ville de cent soixante mille âmes, qu'on
avait
traversée une seule fois et dans un sac.
Marseille
est une ville qui ressemble assez à Constantinople, à cause de
l'abondance
de ses chiens errants. Tout marin a un chien auquel il est
sincèrement
attaché ; mais, au moment du départ, il abandonne cet ami fidèle
dans
une auberge, et l'animal, privé de son maître, passe sa vie à le
chercher
dans
tous les quartiers de Marseille. C'est de la même manière que
Constantinople
s'est peuplée depuis Mahomet II. Notre chat connaissait ce fléau
errant
; car, pendant dix ans, du haut de la fenêtre du musée, il avait vu
défiler
toutes les espèces canines, depuis le molosse de Laconie jusqu'au
King's
Charles
; il fallait donc s'avancer avec une prudence méticuleuse, sonder le
terrain
à tâtons, éviter le grand jour, ne se confier qu'aux ténèbres,
avoir
l'oeil
ouvert sur les soupiraux des caves, vivre frugalement, se contenter de
peu,
comme le rat d'Horace, contentus parvo, enfin, changer de domicile
tous les
jours
avant l'aube, pour se rapprocher davantage de la maison et gagner du
terrain
vers le but.
Le
moment est venu de dire sur qui comptait le chat voyageur.
Un
grand fracas, mêlé de tous les bruits, de tous les murmures, de
toutes les
clameurs,
lui avait fait connaître le point de l'horizon où se trouvait la
grande
ville. Une fois arrivé dans Marseille, il comptait sur un bruit
particulier
et bien connu, qui devait lui signaler le quartier où fut son
berceau.
Tant qu'il n'entendait pas ce bruit spécial, il fallait marcher,
marcher
toujours, loin des chiens, loin des hommes, loin des enfants, loin du
jour.
Le
musée de la ville possède une horloge qui a le privilège de sonner
toujours
quelque
chose. Les heures ne lui suffisent pas. Elle sonne les quarts et les
huitièmes,
et fait même précéder chaque sonnerie d'une légère cavatine
d'avertissement.
On est prévenu, on écoute. Le conseil municipal alloue dix
francs
par an à M. Charlet, directeur de cette horloge. A la discussion
annuelle
du
budget, quelques membres, ennemis des abus, réclament une réduction
pour
combler
le vide que les cinquante millions du canal de
la Durance
ont laissé
dans
le trésor municipal.
Pendant
dix ans, notre chat voyageur avait entendu retentir cette horloge
verbeuse
au-dessus de sa tête. A l'âge de la jeunesse, il avait joué tant de
fois
avec les plombs de cette horloge et arrêté ses mouvements, au grand
désespoir
de M. Charlet, qui tremblait alors pour sa réduction, en écoutant le
silence
inexplicable de sa fille. Tant que notre pauvre chat, errant de cave
en
cave,
n'entendait pas la sonnerie du toit paternel, il se disait à lui-même
:
-
Je ne suis pas dans le quartier, allons plus loin.
Et,
sans impatience, sans découragement, il se remettait en route avec
les mêmes
précautions
dans les ténèbres, prêtant l'oreille aux horloges, et n'entendant
jamais
la sienne, celle qu'il aurait reconnue dans un concert de tous les
clochers
italiens.
Le
hasard, qui ne sert jamais les malheureux, aurait pu conduire plus
vite
l'animal
errant dans une bonne direction, et lui épargner bien des mauvais
jours
;
mais, en appréciant la durée de l'absence, quatorze mois, il est
permis de
supposer
qu'il aura pris le plus long chemin, et qu'il n'est arrivé enfin dans
le
quartier du musée qu'après avoir parcouru tous les carrefours de la
vieille
ville.
Alexandre,
Annibal, Fernand Cortès, Robinsons Crusoé, ont dépensé beaucoup
moins
d'intelligence
et de ruses de guerre que ce chat, dans sa campagne de douze
mois.
S'il avait pu écrire son odyssée, il n'y aurait pas de lecture plus
émouvante.
Le nombre de périls qu'il a conjurés, le nombre de calculs qu'il a
faits
doit être prodigieux. Et lorsque enfin il a entendu dans le lointain,
à
minuit,
la sonnerie prolongée de son horloge, tout ne finissait pas pour lui
;
il
avait encore bien du chemin à faire et beaucoup de batailles à
livrer aux
chiens.
D'abord, il ne fallait pas se laisser emporter étourdiment par une
joie
dangereuse
; si près du but, il ne fallait pas compromettre la réussite par
trop
de
précipitation. Un homme aurait échoué en pareil cas ; l'animal,
sans avoir lu
le
moindre chapitre sur les dangers de l'exaltation étourdie, a manoeuvré
comme
le
premier jour ; il a maîtrisé les émotions de cette joie fatale qui
met un
voile
sur les yeux et fait échouer au port ; il n'a rien voulu donner au
hasard,
même
à sa dernière étape, à son dernier ruisseau, à son dernier mur,
à son
dernier
pas ; et il est arrivé sain et sauf. Quelle leçon pour l'homme qui
arrive
aux sottises par la réflexion ; qui apprend les mathématiques pour
soutenir
que 2 et 2 font 5, et étudie des cartes de géographie pour se briser
contre
un écueil.
Mon
histoire finie, on me demanda quel rapport on pouvait établir entre
l'odysée
du
chat et la perruche envolée. Je répondis que le temps n'était pas
venu
d'établir
ce rapport, mais qu'il viendrait tôt ou tard. On me questionna de
nouveau
sur la suite de l'histoire du chat du musée ; je répondis qu'elle
n'avait
pas eu de suite, et même qu'elle avait été presque oubliée, à
cause
d'une
autre histoire survenue dans le même établissement, et qui absorba
l'attention
des naturalistes.
La
perruche fut oubliée à son tour, et on voulut connaître cette
nouvelle
histoire.
-
Celle-ci, repris-je, n'a aucun rapport avec la perruche envolée,
dirait un
naturaliste
de profession. J'ose soutenir le contraire, et je crois qu'elle s'y
rattache
par un côté, comme j'espère vous le démontrer quand la perruche
sera
rentrée
dans sa cage.
Un
signe général d'incrédulité accueillit cette dernière phrase. Je
proposai de
nouveaux
paris ; on se tut, et ce silence attendait l'histoire promise.
II.
Castor et Pollux. Le tombeau de Milon. Les chiens Lazzaroni.
Le
crime et le châtiment. La langue des bêtes. Revenons à ma perruche.
-
Cette fois, dis-je, il s'agit de deux chiens du musée ; on les
nommait Castor
et
Pollus, quoiqu'ils ne fussent pas frères. Castor était un vrai
molosse ;
Pollux,
un jeune caniche de très petit taille. Ils étaient liés d'une étroite
amitié,
comme les deux frères d'Hélène dont ils portaient les noms. En général,
les
animaux connaissent l'amitié ; bien plus, quand ils sont unis, ils ne
se
brouillent
pas. Le lion vit avec le chien dans la même cage, et ces deux amis ne
se
querellent jamais ; ce qui prouve encore la supériorité de l'homme
sur les
animaux.
Castor,
le molosse, avait contracté l'habitude de faire sa sieste, en été,
dans
un
tombeau de pierre froide, qui est exposé dans le musée, et qui,
dit-on, a
renfermé
les restes de Milon, le meurtrier de Clodius, le client de
Marcus-Tullius
Cicéron, l'illustre exilé de Rome. Excusez cette érudition facile
et
inopportune.
Pollux
ne faisait pas de sieste, lui ; il s'acquittait de son devoir de
gardien
;
il se promenait dans le musée des sarcophages et surveillait les étrangers,
pour
aboyer en cas de vol d'antiquités phocéennes. Il était très fier
de son
emploi,
et lorsqu'on fermait les portes du musée et que tout s'était passé
conformément
aux lois, il se présentait avec joie devant le concierge, pour
recevoir,
comme gratification, une caresse de sa main.
Un
jour, à l'heure de la sieste, il n'y avait pas l'ombre d'un étranger
devant
les
sarcophages et les plâtres du musée phocéen ; Pollus, ne redoutant
aucun
vol,
sortit sur la place pour se délasser de ses travaux d'inspection et
engager
une
partie de soubresauts avec quelque jeune chien de son âge, ami du
jeu.
La
place du musée était déserte, à cause d'une chaleur de trente degrés
Réaumur
;
mais il y avait beaucoup de chiens, selon l'usage. C'était avant
l'invention
de
la charrette municipale qui enlève du pavé l'espèce hydrophobe,
dans la
chaude
saison. Les uns passaient rapidement, comme si des affaires
importantes
les
eussent appelés ailleurs ; les autres se promenaient sans but, comme
des
péripatéticiens
quadrupèdes ; on en voyait sous les arbres, qui dormaient comme
des
lazzaroni, ou qui se regardaient deux à deux, comme des chiens sculptés
sur
les
pilastres d'un portail. Le jeune Pollux, ne voyant que des amis dans
ce club
en
plein air, cherchait un joueur ; mais son apparence de chien
aristocrate
réveilla
les haines jalouses de cette meute indigente ; on répondit par des
grognements
sourds à ses propositions amicales, et le plus hargneux de tous
tomba,
les dents en relief, sur Pollux, le terrassa et faillit le tuer sur
place.
Les autres chiens assistèrent à cette scène dans une stoïque
tranquillité.
Pollux
s'échappa de la mâchoire de l'assassin, secoua sa toison dévastée,
et, en
quelques
bonds, il avait atteint le seuil de son établissement. Sans s'arrêter
devant
le concierge, qui ne l'aurait pas compris, il marcha droit à la salle
des
sarcophages,
mit ses deux pattes antérieures sur le tombeau de Milon, et fit
sortir
de son gosier quelques notes pleines d'expression et de voyelles
lamentables.
Castor
se leva lentement, bondit hors du tombeau, aiguisa ses pattes sur les
dalles,
acheva de se réveiller, jeta un regard oblique sur Pollux, et prit,
avec
le
calme de la force, le chemin de la grande porte du musée. Arrivé sur
le
seuil,
il s'arrêta brusquement, s'assit sur lui-même et attendit Pollux.
En
ce moment, que se passa-t-il ? quel échange de paroles fut fait ? La
science
ne
peut le savoir ; mais voici ce qu'il advint.
Castor,
après avoir acquis la certitude de ne pas frapper l'innocent pour le
coupable,
quitta sa pose d'Hercule au repos, et marcha seul, d'un pas
tranquille,
vers l'assassin de Pollux. Ce ne fut pas un combat, ce fut une
exécution
; le coupable roula dans la poussière et l'ensanglanta. Le châtiment
donné,
Castor reprit le chemin du musée, où Pollux l'accabla de caresses et
de
cris
de joie. Le molosse vengeur accepta ces démonstrations amicales avec
froideur,
comme pour montrer qu'il ne croyait pas le remerciement nécessaire
après
un si léger service ; et il rentra dans la salle pour achever sa
sieste au
fond
du tombeau de Milon.
Dans
l'Histoire des Chiens célèbres, je ne trouve rien de comparable à
cette
scène
de Castor et Pollux ; il m'a été donné de la voir, et ceux qui
l'ont vue
comme
moi ne peuvent encore l'expliquer. Il faut nécessairement admettre ce
que
j'admets,
moi, que ces deux chiens avaient une sorte de langue pour se
communiquer
leurs pensées ; il faut admettre que Pollux a dit à Castor :
-
Un chien énorme vient de m'assassiner, là, sur cette place.
Ce
n'est pas tout ; il faut admettre une chose encore plus répulsive à
la raison
;
il faut croire que, sur le seuil du musée, Castor a demandé :
-
Où est-il ? et que Pollux a clairement désigné son assassin dans
une meute de
chiens
de toute taille et de toute nuance. Pollux aurait répondu :
-
C'est ce grand braque qui a trois taches de feu.
Certainement,
la langue que murmurent les animaux, lorsqu'ils vivent ensemble,
n'a
aucun rapport même avec la plus imparfaite des langues primitives des
sauvages
; mais elle leur suffit telle qu'elle est pour les besoins de leur
association
; son vocabulaire est très borné ; il se compose de quelques
modulations
plus ou moins vives, qui ont un sens très clair entre deux animaux
depuis
longtemps amis. Je développerai un jour ce système en l'appuyant
d'observations
que j'ai faites, et qui le compléteront. Au reste, la sagesse
indienne,
en inventant les fables et les dialogues d'animaux, a donné à
quelques
anciens
la première idée de ce système ; ainsi, je me garderais bien d'en
réclamer
les droits d'auteur.
Après
l'histoire de Castor et Pollux, mes amis voulurent remettre
l'entretien
sur
le chapitre de la perruche ; mais une simple observation coupa court
au
sujet.
-
L'histoire de la perruche commence, leur dis-je ; elle se fait ; nous
allons
la
suivre dans l'air. Ainsi, attendons ; préparez vos paris perdus et
parlons de
Sébastopol.
III.
Aventures et pérégrinations. La cloche de Saint-Leu.
Grande
Nouvelle. Je prends la pose de Napoléon à Austerlitz.
Une
Pie. Duel sur un cerisier. Les
hirondelles. Insurrection
formidable.
Le siège du clocher. La voix de l'horloge.
Insomnie
de ma perruche. Immense bataille. Retour à la cage.
En
venant se percher sur les arbres des Plessis, la perruche avait fait
un grand
pas
rétrograde ; à mon avis, elle manifestait une tendance évidente à
se
rapprocher
de Saint-Leu. Le souvenir du Musée de Marseille ne me laissait aucun
doute
sur le dénouement.
Les
perruches ont un don bien rare chez les hommes ; elles savent écouter,
elles
aiment
écouter. Chez ces oiseaux, le sens de l'ouïe absorbe continuellement,
et,
s'ils
avaient une complète conformation de ressorts dans l'organe de la
parole,
Dieu
sait tout ce qu'ils apprendraient par coeur et tout ce qu'ils
rediraient.
Malheureusement,
le mécanisme de la prononciation est très borné dans leur bec,
et
leur répertoire est peu varié. Malgré cette insuffisance de moyens,
les
perruches
se croient obligées de prêter une oreille attentive à tous les
bruits
extérieurs,
et ce que les autres animaux écouteurs font par crainte d'un péril,
les
perruches le font par leur instinct, qui est l'amour de l'audition.
De
tous les bruits extérieurs qui frappaient plusieurs fois par jour les
oreilles
de la perruche, notre héroïne, le bruit de la cloche de l'église était
le
plus retentissant. Elle se réveillait au premier angelus, elle
s'endormait
après
le dernier. Probablement, elle doit avoir fait quelques tentatives de
gosier
pour répéter la sonnerie ; mais elle n'a pas réussi, ce qui lui a
donné
encore
plus d'estime et d'affection pour cet inimitable voisin.
Du
haut des arbres des Plessis elle a entendu cette voix du clocher,
comme une
voix
domestique qui l'appelait à la cage, et elle a obéi, sans prévoir,
hélas !
les
tribulations qui l'attendaient et qui ont eu pour témoin tout le
village de
Saint-Leu.
Au
parc de Boissy, elle n'entendait pas la cloche de son village ; aussi
a-t-elle
fait un assez long séjour sur les arbres de ce château. Pourquoi
a-t-elle
quitté ce paradis terrestre, où rien ne lui manquait, où rien ne la
troublait
? Ici est un mystère, et j'ai essayé de l'approfondir. Son instinct
lui
disait bien qu'elle était dans le vrai domaine des perruches, dans
une belle
forêt
indienne, sous un ciel chaud ; mais elle cherchait aux environs tout
ce
que
cette nature maternelle devait lui donner, à savoir, des perruches
sur les
branches,
des cannes à sucre, des rizières et des singes pourvoyeurs. Au lieu
de
cela,
qu'a-t-elle vu ? Une bande d'enfants, pris pour des singes, qui
émiettaient
du pain sur le gazon et ne montaient jamais sur les arbres. Il y
avait
de quoi bouleverser un cerveau de perruche. Aussi, pour se délivrer
de ce
tableau
qui troublait son instinct, elle a pris son vol au-dessus des arbres
du
château,
et, ayant aperçu dans le lointain l'oasis des Plessis, au centre
d'une
plaine
de blé mûr, elle a déménagé tout de suite, et c'est là qu'elle a
entendu
la
cloche de Saint-Leu.
Un
matin, M. Adrien, l'habile chorégraphe de
la Porte Saint-Martin
, arrive et me
dit
:
-
Tout le village est en rumeur ; la perruche est dans le clocher de l'église
!
S'il
est permis de comparer les petites choses aux grandes, comme dit le poète
divin,
je pris la pose stoïque donnée à Napoléon par le peintre Gérard
dans le
tableau
de
la Bataille
d'Austerlitz. Rapp, tout essouflé, arrive pour annoncer,
comme
une nouvelle inattendue, la victoire. L'Empereur le regarde et semble
lui
dire
: - Je la connaissais avant vous.
Nous
descendîmes sur la place de l'église ; la foule y accourait.
Saint-Leu
n'avait
jamais vu de perruche ; c'était un événement. Tous les yeux
arpentaient
le
clocher, depuis la base jusqu'à son coq doré, servant de girouette ;
mais
personne
ne voyait une plume verte. Cependant le doute n'était pas permis ;
plusieurs
personnes dignes de foi, entre autres le gardien des tombes de
l'église,
M. Decroix, son plus proche voisin, et M. Thomas Chassain,
propriétaire
de l'hôtel de
la Croix-Blanche
, affirmaient que l'oiseau avait
passé
la nuit dans la cage du clocher, mais qu'il courait probablement la
campagne
à cette heure.
La
foule s'obstina toujours à regarder le clocher.
Cette
conduite de l'oiseau était naturelle ; il était accouru à une voix
connue,
qui
lui rappelait tant de festins et de friandises ; mais, n'ayant trouvé
aucune
main
généreuse à côté de la voix, il avait fallu songer à se mettre
en quête du
repas
du matin. L'appétit de ces oiseaux est impatient du moindre retard.
On
sait que le village de Taverny est la continuation de Saint-Leu ; ces
deux
localités
pourraient avoir le même nom. Or, ce jour-là, M. Fallet, boulanger
à
Taverny,
se promenant dans son jardin, entendit un grand bruit d'ailes et de
feuilles
du côté d'un cerisier, et, avançant avec précaution, il assista de
très
près
à un curieux spectacle, dont il nous a fait le compte rendu. Son récit
nous
permet
de supposer que les choses se sont passées comme nous allons les décrire
pour
les besoins de l'anecdote.
Avec
cette promptitude de coup d'oeil dont jouissent tous les oiseaux, même
dans
leur
vol le plus rapide, la perruche découvrit un arbre coloré à
l'indienne ;
c'était
un cerisier chargé de fruits. Le rouge est l'aimant d'un bec. Notre
héroïne
s'abattit sur cet arbre, qui lui rappelait le caquier de l'Inde. Elle
éprouva
sans doute une joie vive en voyant flotter autour d'elle ces grappes
savoureuses
de rubis, qui promettaient un festin inépuisable. Les oiseaux ont
aussi
leurs destinées ; habent sua fata. Le bec de la perruche s'ouvrit et
se
referma
; un frisson la saisit ; elle aperçut devant elle un oiseau qui ne
parlait
pas sa langue. Chez les animaux comme chez les hommes (avant 1815),
tous
ceux
qui ne parlent pas la même langue sont ennemis. C'était une pie, qui
venait
exercer
son métier de voleuse sur les cerises de M. Fallet. La gazza ladra
prit
la
perruche, oiseau inconnu, pour un gendarme vert, et se précipita sur
elle
pour
la poignarder d'un coup de bec. Les deux armes rostrales de ces deux
oiseaux
ne sont pas de même dimension ; c'est le sabre court du dragon, croisé
avec
la lance du Cosaque. Notre perruche soutint bravement l'honneur de son
uniforme
; elle se servit d'une branche épaisse comme d'un bouclier, et,
n'exposant
pas une plume au bec de son ennemie, elle dardait vivement le sien et
le
retirait avec la promptitude de l'éclair, genre d'escrime qu'aucun maître
ne
lui
avait appris et qui aurait étonné Grisier. Cette lutte dura un long
quart
d'heure,
et M. Fallet lui donna le même intérêt qu'un Espagnol eût accordé
à un
combat
de taureaux.
Désespérant
de vaincre et craignant d'être vaincue, la pie s'envola vers la
forêt,
et la perruche, rajustant ses ailes et ne se croyant pas en sûreté
sur
les
feuilles de cet arbre, chercha un asile à
la Chaumette
, petit faubourg de
Saint-Leu,
où les arbres et les eaux ne manquent pas.
Pendant
une semaine, la perruche cacha ses jours dans les verts massifs de la
Chaumette
; elle craignait les pies ; mais tous les soirs, après l'angelus,
elle
regagnait
son gîte du clocher, espérant y trouver sa cage chérie, si
follement
abandonnée
pour cette illusion trompeuse qu'on appelle la liberté des champs.
Elle
donnait ainsi à chaque instant un démenti à cette fameuse maxime :
une
liberté
orageuse est préférable à un esclavage tranquille
; son orageuse
liberté
lui devenait intolérable, et elle aurait donné toute la vallée de
Montmorency
pour son petit ermitage grillé, où elle recevait tant de caresses,
de
sucreries, de graines de tournesol, sans le souci du lendemain. Elle
avait
adopté
cette autre maxime du peuple qui passe de l'anarchie à la dictature :
la
sécurité
vaut mieux que la liberté.
Hélas
! notre jeune héroïne devait... mais n'anticipons pas sur les événements,
comme
disait le bon Ducray-Duminil, à l'âge d'or du roman, in-12, mal
imprimé
sur
papier gris, mais sentimental.
A
cause de son éloignement du chemin de fer, le village de Saint-Leu a
conservé
les
privilèges agrestes des hameaux de Gessner et de Florian. Toutes les
hirondelles
de la vallée de Montmorency, effrayées par les wagons, les sifflets
et
la fumée noire, se sont réfugiées sous les toits paisibles de
Saint-Leu. Là
elles
goûtent le repos des anciens jours ; elles bâtissent leurs nids ,
établissent
leurs familles, et ne craignent pas qu'un convoi brutal vienne
emporter
tous ces bonheurs domestiques, célébrés par Florian. A Saint-Leu,
on
peut
encore chanter la romance ;
Que
j'aime à voir les hirondelles
A
ma fenêtre, tous les ans, etc.
Dans
la grande rue de Saint-Leu, ces jolis oiseaux, si bien décrits par
Toussenel,
notre grand naturaliste, sont si familiers, qu'ils deviennent
dangereux
; sous prétexte d'annoncer la pluie aux agriculteurs, ils rasent
joyeusement
la terre, et, dans leur vol étourdi, ils effleurent d'une aile aiguë
les
joues et les yeux des passants qui ne sont pas agriculteurs. A cet
inconvénient
près, rien n'est charmant comme le jeu vif de ces filles de l'air,
de
ces sylphes d'avril, de ces éclairs ailés.
Les
hirondelles se méfient des clochers, et leur instinct maternel a bien
raison
;
elles savent que, dans les trous de ces édifices, logent des
nocturnes oiseaux
de
proie qui ravagent les nids et font pleurer les mères à l'ombre des
peupliers,
populeâ sub umbrâ. Les oiseaux sont toujours en pays ennemi, et ils
ne
sauraient prendre trop de précautions.
Les
hirondelles d'âge mûr avaient visité le clocher de Saint-Leu, et le
résultat
de
l'enquête était satisfaisant : un clocher tout neuf, bâti en 1850,
aux frais
du
prince Louis-Napoléon ; un bijou de clocher à mettre sous cloche.
Pas une
crevasse,
pas une fissure, pas un domicile pour un hibou. Nicticorax in
domicilio,
comme dit le psalmiste. Il n'y avait donc rien à craindre pour les
nids
et les oeufs de ce côté, au moins pendant un demi-siècle ; et on
voyait la
mère
se réjouir de ses enfants, matrem filiorum lætantem.
Tout
à coup, une hirondelle, la première de toutes, celle qui n'avait pas
fait
le
printemps, une hirondelle levée avec l'aurore, rase le clocher neuf,
et
aperçoit
un oiseau vert, non classé dans l'ornithologie de Saint-Leu, secouant
à
l'air
ses plumes humides, et aiguisant un bec crochu sur une clef d'ogive.
Il
fallait
bien admettre le péril ; c'était, pour l'hirondelle, un hibou déguisé,
un
hibou malin qui se peignait en vert pour tromper l'espion.
L'hirondelle sonna
l'alarme
et cria le danger sur les toits ; une étincelle électrique courut
sur
deux
corniches de nids ; on tint un conseil d'ancêtres, au pied d'une
cheminée ;
on
prêcha la croisade contre l'oiseau de proie du clocher.
La
perruche ne se doutait nullement de ces alarmes ; elle cherchait
toujours sa
cage,
et vint se percher sur le toit de l'hôtel de
la Croix-Blanche
, où
s'arrêtent
les omnibus du chemin de fer. Ainsi posée, dans un isolement absolu,
elle
ressemblait à cet oiseau dont parle l'Écriture, passer solitarius in
tecto.
A
cet instant, une grêle noire d'hirondelles tombe sur le même toit
avec des
cris
aigus ; tous les enfants de Saint-Leu prennent parti pour la perruche,
et
battent
des mains pour épouvanter les hirondelles. Notre héroïne montre le
bec
aux
oiseaux du printemps, lesquels, ne se croyant pas en force contre un
pareil
bec,
battent en retraite et vont chercher des renforts pour faire le siège
de la
perruche.
Dans le village, tous les travaux sont abandonnés ; chacun veut
assister
à la bataille ; on nous envoie une dépêche télégraphique ; nous
accourons
pour faire entendre notre voix et jouer le rôle de l'Autriche... La
perruche
s'effraye de ce concours de peuple, elle plonge du toit, et se perd
dans
l'épais massif d'un noyer qui est dans la cour de l'hôtel de la
Croix-Blanche.
Une
perruche sur un noyer chargé de noix crevassées, c'est comme un
avare en
pleine
mine californienne ; notre héroïne ne se possédait pas de joie ;
elle
avait
oublié les pies, les hirondelles, les cerisiers ; elle avait trouvé
un
restaurant
éternel.
On
vit courir au même instant un nuage noir sur la ligne des toits : c'était
un
vol
effrayant d'hirondelles ; ces oiseaux montrèrent beaucoup de courage
quand
ils
ne trouvèrent pas l'ennemi ; ils visitèrent le toit de
la Croix-Blanche
et
sondèrent
de l'oeil les cheminées ; ce devoir accompli, le vol se dispersa, et
chaque
famille rentra dans son lit suspendu.
Nous
avons pu étudier les hirondelles dans cette occasion, et nous avons
compris
qu'elles
n'avaient nullement l'intention d'attaquer le redoutable oiseau ; leur
plan
de campagne n'avait au fond rien de belliqueux. Elles voulaient se réunir
en
masse compacte, effrayer l'ennemi et le chasser du territoire de
Saint-Leu,
propriété
exclusive des hirondelles.
Si
le rare souvenir de la cage n'eût pas troublé de temps en temps
notre
perruche,
son existence commençait à prendre toutes les conditions du bonheur.
Que
lui manquait-il ? elle avait un noyer, à la fois retraite sûre et
table
délicate
; et, la nuit, elle avait un gîte dans le clocher.
Elle
a passé douze jours dans le noyer de
la Croix-Blanche
; nous allions
souvent
rôder autour de l'arbre, dans l'espoir de la ramener en lui faisant
entendre
des voix amies ; elle ne reconnaissait pas ces voix, qui n'avaient
jamais
retenti à ses oreilles au grand air de la campagne, et perdaient,
autour
du
noyer, la gamme intérieure du salon.
Les
animaux sont tous fort reconnaissants des services rendus. La
reconnaissance
est
fille de l'instinct, l'ingratitude est fille de la raison. Bien plus,
les
animaux
n'ayant pas, comme nous, la perception nette des objets extérieurs,
sont
reconnaissants
envers tout ce qui les oblige, hommes ou choses. Ainsi, notre
perruche
regardait son noyer et son clocher comme deux bienfaiteurs ; l'un la
garantissait
contre les dangers de la faim, l'autre contre les dangers de la
nuit.
Chaque jour augmentait ce sentiment de gratitude ; et l'oiseau,
instruit
d'une
longue expérience de douze jours et ayant mieux réglé sa vie, et
connaissant
mieux ses goûts et ses chemins, évitait de se montrer au crépuscule
du
matin et du soir, sur les aspérités saillantes du clocher, de peur
de
provoquer
une seconde fois la formidable insurrection des hirondelles de
Saint-Leu.
Oui,
faites des projets d'avenir en ce monde ; l'imprévu est toujours là,
embusqué
sur votre route, et il bouleverse tout.
Si
nous n'avions, comme garants de notre récit, tous les habitants d'un
village
voisin,
nous n'oserions écrire la suite de cette histoire ; d'ailleurs, il y
a
des
péripéties qu'il est impossible d'inventer, si le hasard ne les
invente pas.
Aucun
mensonge de fabuliste ne se glisse dans notre récit. Jamais histoire
ne
mérita
mieux son nom.
Le
conseil municipal de Saint-Leu avait voté la dépense d'une horloge
magnifique
pour
le clocher de l'église ; une horloge de ville, une horloge sérieuse,
signée
Lepaute,
comme celle qui a l'honneur de se faire entendre au Louvre, entre les
statues
de Jean Goujon.
Cette
horloge, complément nécessaire de la jolie église de Saint-Leu,
devait
débuter
le jour de la fête du village ; fête charmante, encadrée par la
belle
place
de la mairie, et ombragée par la forêt voisine, qui prête ses
arbres aux
promeneurs.
Un
soir, après huit heures, la perruche quitte son noyer chéri, et va,
selon
l'habitude,
s'établir sous une corniche du clocher ; elle avait mis le bec sous
l'aile,
et dormait tranquille, comme au désert, sur la pierre d'une pagode,
inaccessible
aux serpents, ces nocturnes ennemis des oiseaux, lorsqu'elle fut
réveillée
en sursaut par une voix inconnue qui éclatait sous ses pattes :
c'était
l'horloge !... Elle sonnait, pour la première fois, neuf heures, et
avec
cette
plénitude de moyens qui accompagne toujours un ténor vierge de si bémols
et
une horloge encore exempte d'humidité.
L'inconnu
est effrayant pour les hommes, et surtout pour les oiseaux. A leur
apparition,
le feu grégeois, le canon, et l'arquebuse à croc ont épouvanté les
plus
braves. Notre perruche bondit neuf fois sous l'ogive, et trembla
convulsivement
de toute la longueur de ses plumes. Cependant, comme elle
comptait
sur l'amitié jusqu'alors si fidèle de son clocher protecteur, elle
crut
avoir
mal entendu, ainsi qu'il arrive souvent chez nous, lorsqu'un ami nous
décroche
une première épigramme en public. Avant de se brouiller, on attend
la
seconde.
Notre pauvre oiseau attendit donc, et son ami le clocher redevenant
muet
et bon, elle se rendormit. Au coup de dix heures, elle se réveilla
encore
en
sursaut, et le silence de la nuit augmentant l'intensité du son, elle
se crut
brutalement
expulsée de son asile, et se laissa tomber, demi-morte de frayeur,
sur
un toit voisin. Cette nuit fut terrible. Pour comble de malheur, les
jeunes
Parisiens
qui sortaient du bal de la fête traversaient la rue, en hurlant avec
mélancolie
ce qu'on appelle de gais flonflons. Il y avait de quoi perdre la tête
pour
une simple perruche destinée à la vie des solitudes indiennes. Les
douze
coups
de minuit, éternellement répétés par l'écho de la montagne, complétèrent
la
désolation du malheureux oiseau. Il lui paraissait désormais
impossible de se
réconcilier
avec un clocher qui la poursuivait dans son repos par une
obstination
si évidente. Il n'y avait plus d'asile pour elle, plus de
protection,
plus d'ami. Les premières lueurs de l'aube la trouvèrent pâle
d'insomnie
et de terreur sur la gouttière de la maison de M. Maréchal.
Le
jour qui allait suivre devait continuer les angoisses de la nuit.
Ce
fut encore une hirondelle qui donna l'alarme, en apercevant le
terrible
oiseau
dans le domaine sacré des nids. Cette fois, les oiseaux du printemps
résolurent
de frapper un coup décisif.
On
envoya des ambassadeurs aux hirondelles du village de Taverny ; on
proposa
une
ligue offensive et défensive ; il s'agissait des intérêts généraux
de la
grande
banlieue, menacés par un Attila vert et d'autant plus redoutable
qu'il
était
seul.
Dans
un instant, un nuage d'hirondelles couvrit Saint-Leu, et, chose étonnante
!
cette
armée, la plus nombreuse que les hirondelles aient mise sur pied,
n'osa
point
attaquer la perruche ; c'était toujours le même système, le même
plan.
L'oiseau,
qui ne se croyait pas si redoutable, s'effraya, prit son vol au hasard
et
se perdit dans un immense tourbillon d'hirondelles ; un calcul de
chasseur
expert
évaluait leur nombre à trois mille. Tout le village était en émoi
; on
s'attendait,
à chaque instant, à voir la perruche tomber morte du haut du nuage
ennemi
; cet étrange combat d'une multitude contre un seul être dura tout
un
jour
; ce fut un jour férié pour Saint-Leu. On suspendit la récolte des
fruits ;
on
oublia les soins du ménage et de l'agriculture. Tous les yeux, détachés
de la
terre,
regardaient la mêlée orageuse du ciel ; c'était l'inverse des jeux
du
Cirque
; la lice s'arrondissait dans les sommités de l'air, le drame se
jouait
sur
la tête du parterre. A tout moment, de nouvelles recrues arrivaient,
car les
cris
d'alarme avaient retenti sur les nids de Franconville, de Saint-Prix,
d'Ermont
et de toute la ligne du chemin de fer. Quand le nuage s'abaissait, on
voyait
la perruche héroïque distribuant des coups de bec aux téméraires
qui
l'approchaient
de trop près. Il n'y a qu'un exemple d'une pareille défense dans
l'histoire
: c'est Alexandre le Macédonien luttant seul, dans la ville des
Oxidraques,
contre une nuée d'ennemis, et encore le héros de Macédoine était
cuirassé
de pied en cap, ce qui met la comparaison à l'avantage de la perruche
de
Saint-Leu.
Enfin,
notre pauvre héroïne ayant épuisé ses forces dans une lutte
surhumaine,
et
ne trouvant plus de soutien dans le mécanisme usé de ses ailes, fit
un effort
suprême
; elle perça la ligne inférieure de l'ennemi et tomba, en tournoyant,
sur
le toit de la maison de M. Maréchal. Là, résolue d'attendre la
mort, elle
enfonça
son bec dans une gouttière et se voila de ses ailes, comme César de
son
manteau.
M.
Maréchal prit une échelle, aux applaudissements de tout le village,
monta sur
le
toit de sa maison et s'empara de l'oiseau sans éprouver la moindre
résistance.
Nous
n'avons pas assisté à cette lutte dernière ; elle nous a été
racontée par
M.
Lucien Pigny, le propriétaire des bains charmants de Saint-Leu. Nous
vîmes,
avec
joie, arriver M. Adrien et M. Maréchal qui rapportaient la perruche
au
milieu
de tous les enfants du village. L'oiseau fut aussitôt replacé dans
sa
cage
; il secoua ses plumes, prit un bain d'eau fraîche, poussa un cri
joyeux,
et,
avec cette heureuse insouciance, privilège des oiseaux, il tendit le
bec à
un
grain de sucre, le prit avec sa patte comme avec la main, et continua
sa vie
de
perruche esclave, absolument comme si rien ne l'avait interrompue dans
sa
douce
sérénité.
L'armée
des hirondelles est rentrée dans ses quartiers. Le calme est rétabli
partout.
Le souvenir de ces événements subsistera longtemps à Saint-Leu ;
ils
ont
déjà fait et feront encore l'entretien des longues veillées de
l'hiver.
Malo periculosam libertatem quam
quietum servitium.
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