LA
SCÈNE A FAIRE
Personne
n'ignore que Sardou, dans le Crocodile , a complètement oublié
la scène à
faire.
Il
en est du reste toujours ainsi, car si les auteurs s'avisaient de
faire la scène à faire, ce serait une scène faite, il n'y aurait
plus, par suite, de scène à faire, ce qui serait vraiment fâcheux.
Donc
empressons-nous d'écrire la scène oubliée.
Elle
est simple, elle est grandiose, elle est surtout pleine
d'enseignements, mais les belles-mères la laisseront ignorer à leurs
gendres.
Richard
et Liliane se trouvent seuls dans l'île, le navire hollandais est
passé sans les voir.
Le
rêve des deux amoureux est réalisé.
Seuls,
enfin !
RICHARD.
—Nous voici donc, ô ma bien-aimée, perdus pour le reste du
monde... quelle délicieuse existence... cette île sera notre paradis
après comme avant la faute.
LILIANE.
— Oui, mon ami, il est doux, quand on s'aime, de vivre loin du monde
méchant et jaloux, et de passer sur la terre la main dans la main,
les yeux dans les yeux, sans que ni
les
préjuges, ni l'envie ne nous puissent séparer.
RICHARD.
—Les préjugés, les lois!., chimères!.. nous sommes libres...
unissons-nous dans un baiser. (Il veut
la prendre dans ses bras.)
LILIANE,
se reculant.-- Mais nous ne sommes pas mariés, mon ami.
RICHARD.
—Eh! bien, nous allons l'être... d'après les lois en vigueur dons
cette île déserte.
LILIANE,
rageuse — C'est égal... quand j'y pense, pas même un
conseiller municipal!.. qu'est-ce qu'on pensera de moi dans mon pays,
si on vient à le savoir?...
RICHARD.
— O ma Liliane, c'est le consentement qui fait le mariage, nous
n'avons personne pour recueillir ce consentement... confions-le à la
brise qui passe.
LILIANE.
— Hélas ! où va la brise ?...
Richard
et Liliane, a l'ombre d'une forêt vierge, échangent leurs serments ;
au sommet d'un cocotier, un vieux singe, l'abdomen enguirlandé de
lianes comme d'une écharpe les regarde d'un œil attendri ; les deux
jeunes époux s'enfoncent au plus profond de la forêt, et les oiseaux
seuls pourraient raconter ce qui se passe.
Un
mois s'écoule dans des félicités sans fin. Richard et Liliane se
sont nourris à peu près d'amour et d'eau claire,— quelques fruits
par ci par là.
Richard
présente à peu près l'embonpoint de Succi après son jeûne, et
Liliane est tellement diaphane que Sarah Bernard en pâlirait de
jalousie.
Ils
commencent l'un et l'autre à avoir assez de leur menu.
RICHARD
— C'est embêtant, ô ma Liliane, d'avoir continuellement des
crampes d'estomac. LILIANE.
— J'allais te le dire, mon ami.
RICHARD.
— Si nous essayions de manger quelque chose de plus substantiel ?
LILIANE.
— Dame ! ça te regarde. Si tu t'occupais un peu de chasser ou
d'aller à la pêche ? RICHARD. — Je veux bien.., et tu tâcheras de
me fricoter un peu gentiment ce que je t'emporterai.
Richard
s'élance à la chasse.
Il
revient le soir, harassé, rapportant un vieux perroquet, un des
patriarches de l'île.
Liliane
l'apprête pour le mettre à la broche.
RICHARD.
— Mais tu vas te salir abominablement les mains... O poésie,
voile-toi la face... ô mes rêves...je vais aller faire un tour en
attendant.
Quand
il revient le volatile, une branche d'arbre à travers du corps,
achève de cuire.
RICHARD.
— Mettons-nous à table.
LILIANE.
— Seulement nous n'avons pas de pain.
RICHARD.
— Voici quelques noix de coco, ça nous en tiendra lieu. ..quel
festin !
Ils
se placent tous les deux auprès d'une grosse pierre.
Liliane
dépose le perroquet rissolé au milieu sur une large feuille.
RICHARD.
— Nous ne pensions pas que nous n'avions pas de couteau... Diable!
comment faire?
LILIANE.
— A nous deux nous y suppléerons... prenez cette cuisse, moi cette
aile, et puis tirons chacun de notre côté.
RICHARD.
— Que d'histoires, pour un vieux perroquet!
Ils
tirent de toutes leurs forces, l'oiseau résiste, enfin il se partage
en deux ; Richard et Liliane vont rouler par terre, chacun avec leur
morceau.
RICHARD,
grommelant. — La gymnastique obligatoire, à présent.
Ils
se relèvent et se mettent à mordre à même leur roti.
LILIANE.
— Le fumet n'en est pas exquis.
RICHARD,
après de nombreux efforts infructueux. — Nom d'un nom!
qu'il est dur... ça ne m'étonne pas si ces perroquets vivent cent
ans, ils sont taillés pour ça... et puis c'est cuit... oh! là là!
LILIANE.
— C'est-à-dire qu'il est cuit à point, mais il est naturellement
coriace.
RICHARD.
— Est-ce que je savais s'il était tendre quand je l'ai pris.
LILIANE.
— Non, mais tu aurais pu mieux tomber.
RICHARD.
— Mieux tomber... je te conseille de critiquer ma chasse... quand on
sait la faire cuire comme toi.
LILIANE.
— Ce rôti n'est pas cuit à point!
RICHARD.
— Oh ! là là... quel cordon bleu !
Cette
interjection jette un froid. Liliane se met à bouder Richard qui va
se coucher de fort méchante humeur. Cela dure quinze jours. Richard,
après une marche forcée, rapporte invariablement le même genre de
gibier, car n'ayant point de fusil, il ne peut s'emparer que des
perroquets paralytiques qui veulent bien se laisser prendre.
Le
quinzième jour, après avoir passé un quart d'heure à déchiqueter
l'oiseau en deux, devenus absolument furieux, au lieu de porter chacun
leur morceau à leur bouche, ils se le flanquent réciproquement à la
tète.
LILIANE.
— Monsieur, je retourne chez ma mère.
RICHARD.
— Allez où vous voudrez.
Liliane
est prise d'une attaque de nerfs. Richard va se promener sur la
hauteur en sifflottant. O bonheur!
Il
aperçoit un navire.
Il
fait des signaux.
Un
canot accoste.
Richard
et Liliane s'embarquent tous les deux.
LILIANE.
—
avant de s'embarquer. — Vous savez, monsieur, notre mariage...
devant le singe, en ne compte pas... nous n'aurons pas même besoin de
divorcer.
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